La conscience de soi suppose - t - elle autrui ?

 

"Surtout, ne pas rester inutilement au lit", se dit le personnage de la Métamorphose, Gregor SAMSA, en se découvrant insecte1 . La prise de conscience de son existence comme insecte n'apparaît pas immédiatement : elle ne se manifestera qu'au contact malheureux de la lucane avec sa famille et des locataires qu'elle héberge. La nouvelle de KAFKA souligne ce qu'il y a de proprement incroyable dans l'hypothèse qui voudrait qu'il soit possible de prendre conscience de soi autrement que par soi - même. Pour que cette hypothèse prenne quelque poids, il faut en venir à une situation fictive : celle dans laquelle un homme cesse d'être un homme et fasse le chemin de l'acquisition de son identité nouvelle. En tous les autres cas, et ce sont les plus familiers, chacun saurait lui - même et de lui - même qu'il est, qu'il est lui, - qu'il est ainsi une personne. Pourtant, si la nouvelle de KAFKA nous touche, c'est sans doute parce qu'elle éveille quelques échos en nous sur le processus de notre propre prise de conscience, sur notre processus de prise de conscience d'être une personne et d'être cette personne. Ces processus n'ont peut - être ni la simplicité ni la facilité que nous leur croyons. Le SAMSA - lucane de la nouvelle ne prendra vraiment conscience de sa nouvelle identité que par la présence d'autres personnes. Mais est - ce là la clé de cette difficulté ?

La présence d'autrui est - elle la condition nécessaire pour chacun de la découverte de son existence, de son existence de personne ?

 


L'expérience la plus quotidienne le montre. Chacun dispose par lui - même des forces et des moyens nécessaires pour parvenir à la conscience de soi.

La conscience de soi est immédiate et chacun en fait l'expérience. Lorsque DESCARTES énonce dans le Discours de la méthode : "Je pense, donc je suis"2 , il ne fait qu'expliciter cette expérience par laquelle chacun coïncide avec lui - même pour découvrir qu'il existe, qu'il subsiste dans cette existence et, ainsi, qu'il est une personne. Le mot de personne, dit PHILALETHE, désigne : "(…) un être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, qui peut se considérer soi - même comme le même (…)", (LEIBNIZ. Nvx Ess. II, 27, § 9)3 . La conscience de soi ne s'abîme pas à chaque instant du temps ; elle doit être composée ou recomposée par la totalité des instants passés. Si l'expérience du cogito a pu paraître commune et banale4 , c'est d'abord parce qu'elle est effectivement commune et ainsi partagée par tous. Cependant, la découverte du cogito n'est possible qu'après la récusation en doute de toutes les idées en notre esprit. L'affirmation de l'existence du cogito n'est possible que sur le fonds d'autres idées qui, celles - ci, me renvoient à un monde qui n'est pas moi.

La conscience de soi serait une conscience vide, sans objet, s'il n'y avait pas dans la conscience d'autres idées représentatives d'autres choses que de ma propre existence. LEIBNIZ le faisait remarquer à DESCARTES, il y a dans ma pensée outre ma propre personne des contenus de pensée qui se rapportent à autre chose qu'à moi - même5 . Ainsi pour que je puisse prendre conscience de moi - même, il faut encore que ma conscience contienne des pensées qui elles dépeignent autre chose que moi. Je prendrai alors conscience de moi - même mais non pas immédiatement mais par l'intermédiaire de contenus de pensée qui se réfèrent à un monde extérieur. Cependant cet argument ne suffit pas. BERKELEY s'est précisément appuyé sur cette thèse pour défendre une position solipsiste : la réalité objective des idées est toute leur réalité ; elles ne disposent pas de ce que la scolastique a nommé : réalité formelle. Rien de conforme à ce que les pensées me représentent n'existent en toute certitude dans le monde extérieur6 .

De la sorte, si chacun peut prendre conscience de lui - même, ce ne serait pas immédiatement, mais par la rencontre de quelque chose d'autre. Cet autre que moi, si nécessaire à la prise de conscience que je suis, cet autre que moi ne saurait les idées qui peuvent ne dépeindre rien du monde extérieur. Seule la rencontre avec le monde lui - même me fait prendre conscience de moi - même. MAINE DE BIRAN (1766 - 1824) met dans le sentiment de l'effort le cogito que DESCARTES concevait dans la seule pensée. L'effort est la rencontre avec un monde qui me résiste : le réel (res), et qui m'oblige à me découvrir. Le rêveur n'a de conscience claire de lui - même parce que son rêve n'a pas d'autre loi que celle de son désir qui plie tout à plaisir. C'est l'obstacle qui manque au rêveur pour pouvoir prendre conscience de lui - même ; le seul obstacle au rêve, c'est le réveil matin, et l'éveil de la conscience. La prise de conscience de soi passe par l'obstacle que m'oppose le monde extérieur.

Mais le monde extérieur comprend aussi la présence d'autrui. Ne faut - il pas dès lors penser que cette présence m'est plus utile pour connaître que je suis que n'importe quel autre fait ?

 


En effet, l'existence d'autrui est, parmi toutes les choses du monde, celle qui présente le plus de points communs avec la mienne et celle qui pourrait supérieurement à tout autres m'assurer de mon existence.

La conscience de soi suppose autrui en cela que sa présence précède chronologiquement la mienne. Nous venons dans un monde déjà habités par autrui, - et cette antériorité déterminera notre conscience. La conscience de soi n'est pas identique selon le groupe social, la classe sociale ou la communauté qui sont les nôtres. La conscience que prendra de soi un indien s'étendra à la caste qui est la sienne ; l'africain ne distinguera pas sa personne de la communauté. La conscience de soi est façonné par des habitudes, des croyances, des pratiques qui sont moins acquises ou conquises par la personne qu'elles ne lui sont transmises. La littérature le montre : le ROBINSON du roman de TOURNIER ne peut pas se satisfaire de sa solitude ; il répète et reproduit des comportement que d'autres lui ont appris (des codes, des constitutions, des modes de production). En cela il vit non dans l'île tropicale lascive mais dans la froide et industrieuse île britannique. Point de conscience de soi sans autrui, sans le groupe dans lequel apparaît le moi. Mais originellement, dira - t - on, quelle conscience de soi était possible ? Quelle conscience de soi peut prendre un hypothétique premier homme ?

L'hypothèse devrait conduire à la certitude que la conscience de soi est alors impossible. En effet, le Discours sur l'origine de l'inégalité dépeint un homme qui ne dispose de rien de proprement humain : les sentiments antérieurs à la raison appartiennent de même aux animaux comme ils peuvent se rapporter aux animaux. Le cheval rechigne à passer devant le corps d'un animal mort. Cet homme de la nature ne jouit que du sentiment de sa personne, celui - là même que goûtait l'auteur de la Cinquième Promenade des Rêveries7 . Ce qui procure le bonheur de l'existence ne donne pas la conscience d'abord malheureuse de la présence d'autrui. La conscience de soi est impossible aussi longtemps qu'autrui n'apparaît pour troubler un ordre naturel et paisible. Quelle conscience d'eux - mêmes auraient ces hommes laissés à leur doux penchants ? - Des bergers d'Arcadie, répond KANT, des êtres heureux dans lesquels auraient sommeillé les germes de la culture. Pour ces hommes heureux, privés de conscience de soi, la manifestation de l'homme comme homme est impossible8 . La conscience de soi est d'abord possible par la présence d'autrui, comme contrainte et comme contraire : comme rival, - ainsi que l'illustre le meurtre de CAIN. Autrui n'est pas supposé ; il est nécessaire à la constitution de la conscience de soi.

La conscience de soi suppose autrui en cela qu'autrui constitue ma personne comme rien d'autre ne pourrait le faire. La présence d'autrui est moins une antériorité chronologique qu'un fondement ontologique de mon être. Ainsi HEGEL montre comment la constitution de la conscience de soi n'est possible que dans l'acceptation primordiale de la réciprocité : ne parvient à reconnu dans son statut d'homme, c'est - à - dire : de conscience de soi, que celui qui doit accepter de reconnaître et de reconnaître simultanément l'autre en tant que personne. L'humanité se dégage du troupeau qu'ensemble. Ainsi ADAM ne fait que commander à des animaux dans le Jardin9 ; son ennui procède de ce qu'il est sans compagnie10 : sans "quelqu'un qui lui soit accordé", sans compagnie d'homme, sans compagnie d'un homme.

Cependant cette gémellité des "mois" qui serait nécessaire pour la prise de conscience par chacun d'être une personne pourrait tout aussi bien être dénaturer cette conscience.

 


La célèbre formule de SARTRE laisse croire qu'autrui aide moins à la prise de conscience de chacun d'être une personne qu'à l'entraver, à la limiter.

Autrui peut modifier le processus par lequel chacun peut prendre conscience de lui - même. Vivre sous le regard d'autrui, c'est vivre dans l'inconscience du rôle qu'autrui attend de moi. Le garçon de café joue au garçon de café et la conscience qu'il peut prendre de lui - même sera une conscience de soi inauthentique s'il accepte de n'être que le personnage qu'autrui attend de lui. La présence d'autrui interfère dans le processus de conscience de soi. Il reste que cette interférence peut être profitable : les pères spirituels du christianisme primitif, le professeur, le père et la mère interviennent dans la conscience que chacun peut avoir de lui - même. Cependant cette intervention veut moins guinder que guider vers une plus claire conscience de soi le fidèle, l'élève, ou l'enfant. Il reste que la conscience de soi sera celle d'un personnage, d'un élément d'un ensemble social, aussi longtemps qu'une saisie de soi par soi sera différée.

La présence d'autrui peut être menaçante dans la saisie de la conscience de soi. Les hommes qui découvrent leur existence comme conscience dans la rivalité en viennent aux mains, aux conflits et, selon HOBBES, à la naturelle et légitime destruction. Naturelle en cela que nul ne peut plus qu'un autre ; légitime en cela que nul ne vaut plus qu'un autre. La satisfaction des trois tendances de l'homme qui témoignent de l'indissolubilité du lien, même lorsqu'il est conflictuel, entre les hommes et qui s'expriment par l'insociable sociabilité coûte bien des larmes. Faut - il partager l'optimisme kantien qui voit dans l'Histoire un lent cheminement vers la culture et l'humanisation grâce à cette rivalité des conscience de soi ? On peut alors comprendre la démarche de ces hommes du désert qui des premiers moines à Charles de FOUCAULD cherche à accéder à une plus claire conscience de soi dans l'isolement et l'éloignement des autres hommes. Nul ne reste impunément lui - même en présence d'autrui.

Autrui peut falsifier la conscience que chacun peut prendre de lui - même. La présence d'autrui est aliénante si elle oblige à devenir autre que ce à quoi chacun est destiné. Autrui destine chacun à une forme de conscience qui peut n'être pas celle à laquelle il aurait aspirer. Le fait social si bien analysé par DURKHEIM11 , se caractérise par la contrainte. Nul ne se marie s'il le veut comme il le veut : des pesanteurs s'exercent ; des textes de lois, des rites religieux prescrivent quelle union est valide. Il s'agirait donc pour prendre conscience de soi de ne pas gâter cette statue intérieure dont parle PLOTIN, cette conscience de soi à laquelle chacun peut accéder tout au long d'une existence. Mais alors pour accéder réellement à la conscience de soi, il faudrait ici apprendre à se connaître.

 


"Connais - toi toi - même". L'oracle de DELPHES contient sans doute la solution de notre problème. La conscience de soi n'est rien si elle n'est aussi une connaissance de soi pour laquelle certes autrui est autant nécessaire qu'il est inévitable : l'homme naît parmi les hommes ; l'homme n'est homme que parmi les hommes. Mais la conscience de soi qui sera alors constitution par chacun de sa personne consistera à apprendre à se déprendre de la détermination exclusive par l'autre. La présence d'autrui sera au mieux, et selon les circonstances, un moment (pour les parents), un moyen (pour les professeurs), ou un accompagnement (pour l'ami) dans la réalisation de cette conscience de soi.


  1. Cf. KAFKA (1989), p. 84.
  2. Cf. DESCARTES (1963), p. 603.
  3. Cf. LEIBNIZ (1966), p. 200.
  4. Cf. PASCAL. De l'esprit géométrique. II, in PASCAL (1985), p. 93 - 94.
  5. Cf. : "(…) je n'ai pas seulement conscience de mon moi pensant, mais aussi de mes pensées, et il n'est pas plus vrai ni plus certain qu'il n'est vrai et certain que je pense telle ou telle chose. Aussi est - on en droit de rapporter toutes les vérités de fait premières à ces deux - ci : Je pense, et des choses diverses sont pensées par moi", LEIBNIZ (1969 a), p. 21.
  6. Cf. : "(…) il n'est pas possible qu'elles [les choses non pensantes] qu'elles aient une existence quelconque en dehors des esprits ou choses pensantes qui les perçoivent", BERKELEY (1985), p. 320.
  7. Cf. : "De quoi jouit - on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi - même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi - même comme Dieu", ROUSSEAU (1964), p. 102.
  8. Cf. : "(…) tous les talents resteraient à jamais enfouis en germe, au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie", KANT (1990), p. 75.
  9. Cf. : "(…) mais pour lui - même, l'homme ne trouva pas l'aide qui lui soit accordée", Gn. 2 : 20.
  10. Cf. : "Le SEIGNEUR Dieu dit : "Il n'est pas bon pour l'homme d'être seul. Je veux lui faire une aide qui lui soit accordée"", Gn. 2 : 18.
  11. Cf. DURKHEIM. 1990, p. 5.

 

Bibliographie générale

 

 


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