Pourquoi refuse - t - on la conscience à l'animal ?

 

Du père MALEBRANCHE brutalisant un chien au motif que ce n'était là qu'une machine complexe aux modernes vivisecteurs décriés par les ligues protectrices des animaux, nulle solution de continuité : toute action est permise à l'homme sur l'animal parce que l'animal n'a pas de conscience. Objet, machine, vivant subordonné tantôt à la dignité de l'homme, tantôt au pouvoir technique de l'homme, tantôt aux appétits mercenaires de ce dernier, - sous tous ces aspects, l'animal n'a pas de conscience. Ce thème est tout aussi constant que l'absence de preuves. Car rien ne permet de s'assurer de l'absence de conscience chez l'animal, rien n'autorise à concevoir la conscience sur le seul modèle que l'homme connaisse : sa propre conscience. Aussi refuser la conscience à l'animal, ce serait soit constater l'absence -mais à l'aide de quels critères et sur la base de quels principes ? -, soit en nier l'existence néanmoins réelle - mais s'agit - il bien là encore de la conscience et de quelle conscience ?

Aussi quelles causes - sinon quels motifs et quelles intentions font que l'on ne saurait admettre que l'animal ait une conscience ?

 


La conscience est refusée à l'animal parce que l'absence de conscience chez l'animal est constatée. Refuser la conscience ce serait constater à partir d'une certaine définition de la conscience et à partir d'observations que l'animal ne possède pas ce privilège humain.

L'instinct peut suffire à expliquer l'ensemble du comportement observable de l'animal. Il serait inutile, au nom d'un principe de parcimonie, de recourir à la conscience pour rendre raison du comportement observable. Ainsi : "Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui (…)" (PASCAL. Préface au Traité du vide)1 , - pourquoi vouloir chercher à ce comportement une autre cause que le : "mouvement occulte" qui porte les espèces vivantes à agir comme elles le font ?

Le comportement animal observé est un comportement qui est modifié par la présence de l'homme. L'homme qui expérimente sur l'animal va modifier le comportement de ce dernier en le retirant de son milieu naturel, en modifiant ses conditions de vie. L'homme qui observe son animal familier observe un animal dont le comportement n'est plus naturel : la présence de l'homme, le commerce constant avec lui, la dépendance qui s'en est suivie, - tout cela a transformé le comportement de l'animal. Le dernier risque consisterait à voir dans l'animal un double humain, de prêter à l'animal des intentions, c'est - à - dire : des pensées, qui sont celles de l'homme. L'homme peut - il se défaire de l'anthropomorphisme quand il étudie l'animal ?

L'animal n'est pas autre chose qu'une machine, mais il est une machine plus complexe. Le comportement de l'animal peut être expliqué par la seule disposition de ses organes et par les seuls mouvements physiologiques réflexes sans faire intervenir ni la raison ni la conscience. Ainsi : "(…) s'il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieure d'un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n'aurions aucun moyen pour reconnaître qu'elles ne seraient pas de même nature que ces animaux (…)" (DESCARTES. Discours de la méthode. Vème Partie)2 . Rien ne distingue un animal d'un automate construit par l'homme.

Cependant ces arguments ne sont pas concluants parce qu'ils affirment que l'animal n' a pas de conscience alors qu'il faudrait en réalité conclure qu'aucune preuve patent nous assure de cette présence.

 


Les arguments précédents ne permettent pas d'établir l'absence la conscience chez l'animal. Dès lors, il est possible de trouver plusieurs raisons qui appuieraient la conception contraire, selon laquelle une forme de conscience peut exister chez l'animal.

L'homme nie la présence de la conscience chez l'animal par un préjugé anthropocentrique. Le texte de la Genèse a nourri ce préjugé qui veut que l'homme soit l'aboutissement de la création. Il n'est alors guère surprenant que l'homme estime être une créature supérieure à l'animal. Cette conviction rencontre son intérêt : il peut tout à loisir user et abuser de l'animal ; se servir de sa force, décider son sort, faire commerce de sa peau et de sa chair, exploiter son corps comme s'il s'agissait d'un bien. L'animal n'a pas de conscience dans l'opinion de l'homme.

L'observation des comportements des animaux laisse au contraire entrevoir une conscience chez l'animal. Certaines espèces jouent ; d'autres construisent et produisent ; d'autres vivent en communauté ; la plupart font preuve de ruse et d'astuces dans leur chasse ou dans leurs stratagèmes de protection contre les prédateurs. Ainsi MONTAIGNE se demande qui joue avec l'autre : son chat ou lui ? : "Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d'elle ?" (MONTAIGNE. Essais. II, 12)3 .

Sans aller jusqu'à prêter à l'animal une conscience identique à celle de l'homme, - ce qui serait de l'anthropomorphisme -, il se peut que la conscience ne soit ni une ni la même quoiqu'elle soit présente dans toutes les espèces vivantes. Plus claire chez l'homme, elle peut être présente chez l'animal sous une forme plus confuse : "Donc, à la rigueur, tout ce ce qui est vivant pourrait être conscient : en principe, la conscience est coextensive à la vie" (BERGSON. L'énergie spirituelle. "La conscience et la vie")4 . Le cerveau n'est pas plus nécessaire à la conscience que l'estomac n'est nécessaire à la digestion : des êtres unicellulaires peuvent digérer.

Il reste que cette thèse est plus métaphysique que positive. Peut - on sur une foi aussi peu fondée que celle - ci affirmer que l'animal dispose d'une conscience, - même fort voisine de l'inconscience ?

 


Il est légitime de refuser la conscience à l'animal tant que nul signe incontestable de présence de la conscience n'est manifeste. Or ces signes existent - ils ?

La première forme de conscience à distinguer serait la conscience de soi. S'il n'est pas possible de retirer à l'animal un sentiment de son existence, - qui fait gémir un chien quand sa patte est écrasée par le maître, qui lui fait fuir le danger qu'il sent -, il n'existe peut - être pas d'indices sûrs de la présence de la conscience de soi. La conscience de soi suppose la présence d'une subjectivité, d'une vie intérieure des sentiments et des émotions. Si l'accès à l'intériorité quelle qu'elle soit est difficile, en revanche cette intériorité peut s'exprimer par des oeuvres, des témoignages, - comme en laissent les prisonniers sur les murs de leurs cellules. Quels vestiges laisse l'animal qui assure de la présence de sa conscience ?

La seconde forme de conscience serait la conscience d'un monde extérieur, - cette propriété est celle que la phénoménologie nomme intentionnalité. L'animal a un milieu dans lequel il vit et avec lequel il échange, - mais le monde extérieur est - ce seulement un tel milieu ? Il est impossible d'affirmer que l'animal vise le monde extérieur sur la seule raison que son comportement, - chasse, protection , requiert un milieu. Le milieu de l'animal est un territoire : un espace qui est qualifié et non pas un espace homogène. Les parties de son territoire n'ont ni la même importance ni le même intérêt pour lui.

La dernière forme de conscience proviendrait de la conscience de la présence des autres avec les conséquences que cette conscience a sur le comportement de chacun. La conscience implique la conscience de la nécessité de la coexistence avec d'autres, - que cette nécessité soit acceptée ou qu'elle soit refusée. Rien n'indique que l'animal dispose de cette conscience : ni codes de l'honneur, ni codes de la guerre comme de la paix, - pour ne rien dire d'un code moral.

 


Rien n'assure que l'animal n'ait pas de conscience du tout, - même si tout assure qu'il n'a pas notre forme de conscience. La seule difficulté est de savoir si l'on peut appeler conscience cette hypothétique conscience prêtée à l'animal, si jamais on peut mettre en évidence son existence, et s'il ne faut pas voir en cela une position plus métaphysique que celle qui la refuse à l'animal.


  1. Cf. PASCAL (1985,) p. 61.
  2. Cf. DESCARTES (1953), p. 164.
  3. Cf. MONTAIGNE. (1972, I,) p. 92.
  4. Cf. BERGSON (1985 a), p. 8.


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