Qu'est - ce qu'un égoïste ?

 

"Quelqu'un qui ne pense pas à moi", rappelait plaisamment un humoriste. Cette boutade présente trois caractères de l'égoïste : attachement exclusif au moi, exclusion des autres moi, isolement du moi privilégié. Mais l'égoïste est pris dans un mouvement contradictoire : s'il n'accorde d'importance qu'à son ego, il lui faut cependant soustraire aux autres moi des biens, des services, des prestations. Parce qu'il estime être tout, l'égoïste traite ceux qui l'entourent comme s'ils n'étaient rien ; mais parce qu'il veut être tout, l'égoïste doit bien prêter quelque importance aux autres, ne serait - ce que comme moyens qui lui fourniront les biens, les services et les prestations attendues. Ceci montre d'une part que l'égoïste ne saurait se suffire absolument à lui - même, d'autre part que s'intéresser à soi - même, dans cette forme d'égoïsme moral1 , ce n'est pas pour autant se désintéresser d'autrui.

Le moi qui fait l'objet de l'attention quasi exclusive de l'égoïste est - il un moi séparé voire séparable des autres moi ? L'égoïsme est - il une relation unilatérale à soi - même ?

 


Il s'agit d'abord de déterminer la nature du moi qui est l'objet de cet attachement ainsi que la nature de cet amour pour soi - même.

La première tâche que la nature confère à l'être humain est de veiller à sa conservation. C'est ainsi que le conçoivent et le stoïciens et ROUSSEAU. "(…) l'être vivant, dès sa naissance (…), uni à lui - même et confié à lui - même, est enclin à se conserver, à aimer sa propre constitution ainsi que tout ce qui peut la conserver ; mais il déteste l'anéantissement et tout ce qui peut y conduire" (CICERON. Des biens et des maux. III, V, 162 ). Pour ROUSSEAU; il existe dans l'état de nature : "(…) deux principes antérieurs à la raison, dont l'un nous intéresse ardemment à notre bien - être et à la conservation de nous - mêmes (…)" (ROUSSEAU. Discours sur l'origine de l'inégalité. Préface3 ). L'amour de soi est le mouvement qui porte chacun à veiller à sa propre conservation.

Cependant cet amour de soi n'est pas l'amour propre. Il n'est pas un vice, ni l'effet d'une déviation sociale. L'amour de soi est un sentiment naturel alors que l'amour propre est un sentiment d'origine sociale : il s'agit d'une passion. L'amour de soi veille à la conservation de l'individu ; l'amour propre est relatif : chacun se compare à son voisin. L'amour de soi : "modifié par la pitié, produit l'humanité et la vertu" (ROUSSEAU. Discours sur l'origine de l'inégalité. I, note4).

Mais si l'amour de soi n'est pas un vice, il n'est pas non plus une connaissance de soi. Il s'agit plutôt d'un comportement étroitement déterminé par la nature quant à sa finalité et quant au temps. L'amour de soi s'exerce exclusivement pour sauvegarder la vie et ainsi il ne s'exerce qu'au présent. L'amour de soi laisse l'homme de la nature dans une insouciance de soi lorsqu'il est en dehors des dangers encourus.

Le moi qui est l'objet de cet amour est un moi issu de la nature, sans autonomie et sans initiatives. Sans doute, pour parler d'égoïsme, c'est - à - dire d'amour de soi faut - il reconnaître une autre dimension au moi.


L'égoïsme peut être l'amour de soi, compris comme : amour pour ses intérêts propres. Penser à soi ce serait, ici, penser à la satisfaction privilégiée et exclusive de ses intérêts.

L'égoïsme est ici égoïsme vulgaire, selon l'analyse d'ARISTOTE ( Ethique à Nicomaque. IX, 4 ; IX, 8). L'égoïsme vulgaire désigne le comportement de ceux qui cherchent avant tout pour eux - mêmes les richesses, les honneurs, les plaisirs du corps. Il s'agit alors moins d'un amour pour soi qu'un amour pour les biens que l'égoïste estime devoir posséder. C'est un amour transitif pour soi -même : à travers les biens qu'il a, l'égoïste s'aime. Posséder ces biens - ci, c'est nécessairement en dépouiller et en priver les autres. Ces biens sont des biens relatifs. Etre riche c'est en réalité être plus riche que l'autre. En ce sens, l'égoïsme n'est qu'un amour relatif pour soi : il passe par la reconnaissance de l'importance des autres.

Cet égoïsme vulgaire n'est pas séparation du moi privilégié d'avec les autres moi. La recherche des intérêts privés est concurrence avec les autres : il faut que l'égoïste, à défaut de compter sur les autres, compte et compose avec les autres. La recherche des intérêts privés favorise le progrès commun. KANT approuve cette insociable sociabilité qui pousse les hommes à sortir de leur torpeur et de leur indolence naturelles5 . La recherche des intérêts privés provoque une réflexion sur soi - même : mesurer et développer ses forces, mais aussi sa ruse, son habileté. Néanmoins, ce sont des qualités subordonnées à la poursuite d'un but.

L'égoïsme vulgaire n'est pas amour de soi. Cet égoïsme est amour d'une partie de soi - même et non de la partie la plus haute. Cela, certes, suppose une division et une hiérarchie de l'homme ou de l'âme. Mais l'analyse aristotélicienne peut être maintenue en ceci que l'amour du gain, de l'honneur et des plaisirs est toujours amour pour quelque chose qui est extérieur à nous, qui n'est pas dépendant exclusivement de notre volonté et dont la possession procure moins de plaisir que la privation ne donne de souffrances. L'égoïste vulgaire est un homme déchiré : un homme qui juge que ce qu'il fait ne devait pas être fait, mais qui ne peut pas s'en empêcher. Ainsi en va - t - il pour les plaisirs sensuels. L'égoïsme vulgaire porte sur des biens convoités par d'autres ; ce n'est pas soi qui est aimé ; est aimé, ce qui est aimé par d'autres et parce que d'autres aiment ce bien. De même, pour les plaisirs du corps, nous sommes tributaires d'un élan naturel qui nous pousse à les chercher.

Quel est ce moi qui est aimé dans l'égoïsme, - si vraiment il doit s'agir du moi et non pas de ce que le moi a ou possède ?


L'égoïsme est amour de soi c'est - à - dire amour guidé, éclairé et voulu par la raison comme par la connaissance qu'elle prend du moi.

ARISTOTE nomme cet amour de soi : l'égoïsme vertueux : "(…) l'homme de bien sera suprêmement égoïste (…)"6 . L'égoïsme vertueux consiste à aimer le moi, c'est - à - dire à aimer ce qui fait l'essence du moi. "Or il apparaîtra que l'intellect constitue l'être même de chaque homme, ou du moins sa partie principale" (ARISTOTE. Ethique à Nicomaque. IX, 4, 1166 a, 20 sq)7 ; "(…) est égoïste par excellence celui qui aime cette partie supérieure et s'y complaît", (ARISTOTE. Ethique à Nicomaque. IX, 4, 1166 a, 20 sq)8 . L'intellect constitue le moi parce qu'il est la partie la plus directement en notre pouvoir, parce qu'il est la partie la moins dépendante dans,ns son exercice normal du monde extérieur. Il est, enfin, la partie sans laquelle on hésiterait à appeler homme un homme. Cet amour de soi vient donc d'une connaissance de soi. Ce n'est pas un élan immédiat, spontané, - et il ne saurait l'être puisqu'il vient d'une connaissance du moi par lui - même et sur lui - même.

Cet égoïsme n'exclut pas autrui. ARISTOTE souligne la parenté entre cet amour pour soi et l'amour pour autrui, - quand il s'agit d'une amitié vertueuse (ARISTOTE. Ethique à Nicomaque. IX, 4). L'égoïste vertueux se souhaite et se fait du bien ; il se souhaite longue vie ; il aime vivre en sa propre compagnie qui est celle de la compagnie de la vertu ; il désire la même chose : demeurer constamment dans la vertu ; il partage ses joies et il compatit à ses propres peines. Or, toutes ces attitudes sont précisément celles que l'on a envers l'ami. Inversement, l'amitié vertueuse pour autrui renforcera l'amour vertueux pour soi - même. L'ami est un autre moi - même. L'amitié est alors le moyen de fortifier et de consolider cette connaissance de soi et cet amour pour soi. Mais quel est ce moi qui est ici aimé ?

Se trouve à nouveau posée la question de l'identité personnelle. Le moi connu et le moi aimé dans l'égoïsme vertueux sont les parties les plus impersonnelles. La raison n'est pas aussi diverse que les personnes qui en sont douées : "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée (…)" (DESCARTES. Discours de la méthode. I)9 . Ainsi, s'aimer soi - même ce serait aussi aimer ce qui fait que les hommes sont des hommes. L'égoïsme n'est plus fermeture mais ouverture sur autrui : les goûts, les idées peuvent être échangées10 . L'égoïsme est alors la découverte de l'intersubjectivité. Mais pouvoir aimer l'homme pour sa raison ce n'est pas aimer ce qui fait de chacun cet homme - ci qu'il est : "Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ?" (PASCAL. Pensées. B. 32311 ) . De la sorte, une alternative est ouverte. Ou l'amour de soi procède d'une connaissance du moi, et ainsi l'égoïsme vertueux est intersubjectivité. Mais il n'est amour de personne en particulier. Ou l'amour de soi est amour qui procède de la sensibilité, mais alors on en vient à la préférence arbitraire et à la séparation d'avec autrui.


Si le moi n'est peut - être pas haïssable, il ne saurait être aimable. Aimer suppose une préférence qui est toujours une exclusion. S'aimer soi - même, ce serait de ce fait exclure autrui. Toutefois, si l'égoïsme est un amour pour un moi connu et reconnu identique chez les autres, si, l'égoïsme procède de la connaissance, il est alors rattachement du moi à la communauté humaine. S'aimer soi - même serait en ce cas n'aimer personne en particulier : sera - ce encore de l'amour ? Si le moi est singulier et unique, il peut être aimé mais il sera séparé d'autrui. Si le moi est défini par l'universalité, par la communauté d'une même propriété, il n'est plus coupé d'autrui, - mais est - il aimé ?


  1. Cf. KANT. Anthropologie d'un point de vue pragmatique…I, 1, §2.
  2. Cf. SCHUHL (1962), p. 267.
  3. Cf. Cf. BERGSON (1985 a), p. 8. (1971), p. 153.
  4. Cf. ROUSSEAU (1971), p. 196.
  5. Cf. : "Sans ces qualités d'insociabilité, peu sympathiques certes par elles - mêmes, source de la résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germes, au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie (…)", KANT. Idée d'une histoire universelle… IV, in KANT (1990), p.75.
  6. Cf. ARISTOTE. Eth. Nic. IX, 8, 1169 a 3 sq in ARISTOTE (1984), p. 458.
  7. Cf. ARISTOTE (1984), p. 444.
  8. Cf. ARISTOTE (1984), p. 458. Cf. : "(…) il est évident que l'homme de bien aime plus que tout cette partie qui est en lui. D'où il suit que l'homme de bien sera suprêmement égoïste (…)", ARISTOTE. Eth. Nic. IX, 8, 1169 a 3 sq in ARISTOTE (1984), p. 458.
  9. Cf. DESCARTES (1953), p. 126.
  10. Cf. KANT. Anthropologie…, I, 1, § 2, qui distingue égoïsme logique, égoïsme esthétique, égoïsme pratique.
  11. Cf. PASCAL (1976), p. 141.

 


Sommaire. Corrigés | Bibliographie générale