Ce qu'elle peut nous apprendre sur les passions.
A. Un exemple.
"Parmi l'obscurité de toutes les fenêtres éteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule d'où débordait - entre les volets qui en pressaient la pulpe mystérieuse et dorée - la lumière qui remplissait la chambre et qui, tant d'autres soirs, du plus loin qu'il l'apercevait en arrivant dans la rue, le réjouissait et lui annonçait : "elle est là qui t'attend" et qui maintenant le torturait en lui disant : "elle est là avec celui qu'elle attendait". Il voulut savoir qui ; il se glissa le long du mur jusqu'à la fenêtre, mais entre les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir ; il entendait seulement dans le silence de la nuit le murmure d'une conversation.Certes il souffrait de voir cette lumière dans l'atmosphère d'or (...) Et pourtant il était content d'être venu : le tourment qui l'avait forcé de sortir de chez lui avait perdu de son acuité en perdant de son vague, maintenant que l'autre vie d'Odette, dont il avait eu, à ce moment - là, le brusque et impuissant soupçon, il la tenait là, éclairée en plein par la lampe, prisonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer (...)"
Marcel PROUST. Du côté de chez Swann . II, Un amour de Swann1.
Questions.
1. Relevez les expressions qui ont trait au regard. Pourquoi cette importance de la vue ?
2. Montrez l'ambiguïté de la souffrance de SWANN. Quelle peut être l'origine de cette ambiguïté ?
3. Que cherche - t- il à travers sa démarche chez Odette ?
1. Le soupçon et l'enquête.
- 1. Absence de motifs. SWANN est jaloux avant et même sans motif de jalousie : "le brusque et impuissant soupçon".
- 2. Amour et jalousie de SWANN. La jalousie est la manière qu'a SWANN d'aimer Odette. Son amour pour Odette est constitué par la jalousie.
"L'amour de Swann ne provoque pas la jalousie. Il est déjà, et depuis son début, jalousie"
MERLEAU - PONTY (1908 - 1961). Phénoménologie de la perception. IIIème Partie, II2 .
- 3. L'enquête. SWANN mène une enquête quasi - policière : "il se glissa le long du mur jusqu'à la fenêtre".
Question. S'agit - il d'une recherche de la vérité ou s'agit - il d'une volonté de domination ?
Cf. pour la volonté de domination : "prisonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer".
Rm. La recherche de la vérité sert d'alibi ou de substitut à la jalousie
"(...) c'était une autre faculté de sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vérité (...)",PROUST. Du côté de chez Swann. II, Un amour de Swann3.
2. L'ambiguïté de la souffrance.
- 1. SWANN éprouve de la douleur :
La jalousie est donc une souffrance.
- 2. Souffrance et plaisir. Mais cette souffrance est aussi simultanément un plaisir.
A. Plaisir de l'enquête peut - être. SWANN compare la recherche de la vérité sur la vie d'Odette à la recherche de la vérité en histoire, et ses manoeuvres au "déchiffrement des textes", à la "comparaison des témoignages", à l'"interprétation des monuments", - qui sont tous l'objet et la méthode de l'historien4 .B. Plaisir du voyeur : "entre les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir" ; "il la tenait là, éclairée en plein par la lampe".
Rm. La jalousie désigne aussi le volet à travers lequel on peut voir sans être vu.
C. Plaisir de la certitude et de la confirmation du soupçon : "Et pourtant il était content d'être venu".
3. La capture.
- 1. L'enquête de SWANN cherche peut - être moins à savoir qui est avec Odette qu'à pénétrer dans la vie mystérieuse : "l'autre vie d'Odette", à entrer dans un monde qui n'est pas le sien et qui lui demeure étranger.
- 2. La surprise. Il s'agit de surprendre Odette ("il entrerait la surprendre"), de la prendre sur le fait. Jouissance de la domination qui est la contrepartie de l'humiliation ressentie par SWANN, - et qui en est la rançon : jouir de l'humiliation d'Odette.
-3. La capture. Il s'agit de capturer Odette : "il entrerait la surprendre et la capturer", de supprimer sa liberté ou son autre vie.
Conclusion. La jalousie se manifeste comme une recherche inquisitrice, accompagnée d'une douleur ambivalente, et cherchant à capturer l'autre.
Rm. Peut - on voir l'altérité de l'autre ? Peut - on la concevoir et la supporter ? - SWANN cherche à voir Odette comme Odette est en l'absence de SWANN, - vision impossible.
B. Son analyse. Les mouvements de la jalousie.
"La jalousie est une espèce de crainte qui se rapporte au désir qu'on a de se conserver la possession de quelque bien (...)"R. DESCARTES (1596 - 1650). Les passions de l'âme. III, art. 1675 .
Rm. "La jalousie (obtrectatio qui traduit le grec zêlotypia) est la peine qui vient de ce qu'un autre possède une chose que nous avons nous - mêmes désirées"
CICERON. Tusculanes. Livre IV, VIII, (18)6 .
1. Inquisition et interprétation.
La jalousie se nourrit de la découverte ou de l'invasion des signes susceptibles de révéler ce que l'on redoute cependant.
- 1. La recherche des signes. Est signe toute chose mise à la place d'une autre.
Exemple : la virgule est un signe écrit qui indique la scansion, le souffle suspendu ; le signe de la main remplace la poignée de main.
La jalousie est une ère du soupçon.
Exemple : le mouchoir de DESDEMONE dans Othello, III, 37.
- 2. L'interprétation des signes. Interpréter c'est restituer un sens. Or le jaloux juge au - delà de ce qu'il voit, au - delà des apparences.
A. Dans la démarche du jaloux pour la vérité, il y a une falsification : il veut savoir la vérité et cependant il la fabrique : tout ce qu'il voit confirme toujours ses soupçons."A le voir sourire, Othello va devenir fou ; et son ignare jalousie va interpréter les sourires, les gestes et les insouciantes manières du pauvre Cassio tout à fait à contre sens ...", SHAKESPEARE. Othello. IV, 18 .
B. Le jaloux donne un sens à ce qui en est dépourvu, ou donne un autre sens que celui qui existe.
C. La jalousie est une fureur et une folie herméneutiques.
- 3. La jalousie n'est pas une disparition de la raison.
A. Le jaloux ne perd pas la raison, mais il déraisonne.
Exemple : la marquise de la Pommeraye dans DIDEROT. Jacques le Fataliste.
"C'est le monstre aux yeux verts qui produit l'aliment dont il se nourrit !", SHAKESPEARE. Othello. III, 39 .B. Raison et passion. Ainsi, pour E. KANT (1724 - 1804) :
"(...) la passion (...) se laisse du temps et, si violente soit - elle, elle réfléchit pour atteindre son but",
KANT. Anthropologie du point de vue pragmatique. I, III, § 7410 .
Exemple : pour la passion amoureuse, PLATON (428 - 348) attribue la paternité d'EROS dans Le Banquet (203 a - b) à Expédient, lui - même fils d'Invention.
C. La raison est la condition de la passion :"Elle est (...) à tout moment associée à sa raison [ du sujet] ; aux simples animaux on ne saurait attribue de passions, tout aussi peu qu'à de purs êtres de raison"
KANT. Anthropologie du point de vue pragmatique. I, III, § 8111 .
Les animaux ni les êtres qui ne seraient que des être raisonnables ne connaissent la passion.
Rm . Emotion et passion :
"L'émotion agit à la manière d'une eau qui rompt la digue ; la passion à la manière d'un cours qui se terre toujours davantage dans l'excavation de son lit"KANT. Anthropologie du point de vue pragmatique. I, III, § 7412 .
2. Souffrance et jouissance.
Le mot passion vient de paqoV, qui signifie souffrance, maladie.
- 1. Une maladie. La passion est, étymologiquement, une maladie.
"(...) les philosophes appellent maladies tous les troubles de l'âme (...)"CICERON. Tusculanes. III, IV, (9)13 .A. Raisons de cette identification de la passion à une maladie.
Rm. Une maladie se guérit : mais la passion ?
B. La passion est souffrance infinie : elle ne connaît pas de terme. Le passionné n'en a jamais fini.
Exemple : la passion de l'avare consiste à amasser de l'argent, et pour cela il amasse sans cesse.
Rm. Y a - t - il une passion achevée ? Peut - on aller au bout de sa passion ?
- 2. Origine de la jalousie. La jalousie vient de la crainte de perdre la possession bien ou d'un avantage au profit d'un autre.
A. Place et fonction du rival. La jalousie est médiatement une relation à un autre, à un autre réellement absent mais imaginairement présent."Une voix vous crie : Ce plaisir si charmant, c'est ton rival qui en jouira"
STENDHAL. De l'amour. I, XXXV17 .
- 3. Le rival. Le rival témoigne de l'importance du bien ou de l'avantage possédés. Sans lui, le bien ou l'avantage n'auraient pas le prix qu'ils ont à nos yeux. SWANN est jaloux d'une femme convoitée par d'autres hommes.
Exemple : SACHER - MASOCH. La Vénus à la fourrure18 . Le héros de la nouvelle, Séverin, est fasciné par le grec Papadolis qui convoite WANDA.
Par les "contrats", un "Grec" doit être recherché par les maîtresses de SACHER - MASOCH. Il s'agit de susciter le désir d'autrui pour la personne dont il est jaloux.
A. Nul ne désire que ce qu'autrui désire et pour la seule raison qu'autrui le désire.B. Le rival est d'une part le gêneur, celui dont la présence fait souffrir, d'autre part, le rival renforce l'attachement à la personne aimée.
D'où les stratégies amoureuses pour susciter la jalousie lorsque l'ardeur de l'amoureux tiédit. Il faut susciter le désir de l'autre tout en l'excluant.
3. La captation d'une liberté.
- 1. La passion est exclusive. Toute personne autre est exclue de la relation de jouissance.
Exemple : ALCESTE, jaloux de CELIMENE, veut la conduire dans un désert19 .
- 2. La jalousie est possessive. On s'attache, on s'approprie un être comme s'il était un un bien.
- 3. La passion chosifie. Le jaloux traite l'aimé comme un bien qui peut être possédé. Mais :
Conclusion.
C. Les conséquences. Comment considérer la passion ?
1. Passion et autrui.
- 1. Une relation à autrui. Toute passion porte soit sur autrui (comme l'amour et la haine) soit sur ce qu'autrui convoite (comme l'avarice, l'ambition, l'honneur). Toute passion est en ce sens une relation ambivalente à autrui : sans la présence à autrui, il n'y aurait nulle passion ; la passion est aussi relation antagoniste à autrui.
Exemple : l'avare désire amasser l'argent, argent qui est unanimement convoité par autrui. Dans L'avare, CLEANTE, fils de HARPAGON, a aussi besoin d'argent.
L'avare conserve ce qui n'a de valeur que pour l'échange ; il immobilise ce qui sert à échanger entre les hommes.
- 2. Un mouvement double. Autrui est considéré comme un bien qui peut être possédé. Inversement, l'objet n'est désiré que s'il est désiré par autrui.
- 3. Du désir du désiré par autrui au désir du désir d'autrui. Ce qui est convoité, c'est le désir de l'autre homme. Dans la passion, il y a peut - être cette volonté de se rendre maître et possesseur du désir d'autrui.
2. Passion et société.
- 1. Avant la société des hommes n'existaient que le besoin et l'instinct. Le besoin ("être dans le besoin") est ce qui manque à un être pour assurer sa vie organique.
Définition : "instinct. Désigne chez les animaux un comportement automatique, héréditaire et spécifique assurant l'adaptation et la survie de l'individu et de l'espèce"20 .
- 2. Passion: amour, jalousie et société. Avec la société commençante, selon ROUSSEAU (1712 - 1778), est rendue possible la comparaison.
A. La comparaison est une opération intellectuelle qui exige mémoire et jugement, qui aura des conséquences sur le comportement affectif."(...) on acquiert insensiblement des idées de mérite et de beauté qui produisent des sentiments de préférence"
ROUSSEAU. Discours sur l'origine de l'inégalité. II21 .B. Préférer c'est distinguer, mettre à part des autres et rompre une primitive égalité qu'assurait l'instinct sexuel. De sorte qu'il n'y a ni amour ni jalousie dans l'état de nature.
"(...) toute femme est bonne pour lui [l'homme de la nature]"ROUSSEAU. Discours sur l'origine de l'inégalité. I22 .
C. La préférence fait naître l'amour :
"Un sentiment tendre et doux s'insinue dans l'âme, et par la moindre opposition devient une fureur impétueuse : la jalousie s'éveille avec l'amour ; la discorde triomphe et la plus douce des passions reçoit des sacrifices de sang humain"
ROUSSEAU. Discours sur l'origine de l'inégalité. II23 .
Commentaire :
Rm. La loi et la contrainte créent le désordre :
"(...) le devoir d'une éternelle fidélité ne sert qu'à faire des adultères, et (...) les lois mêmes de la continence et de l'honneur étendent nécessairement la débauche, et multiplient les avortements"ROUSSEAU. Discours sur l'origine de l'inégalité. I24 .
- 3. Passion et théâtralité.
A. La passion est donnée à voir au spectacle. Le théâtre met en scène et représente les passions. Ainsi, OTHELLO est un jaloux tragique et Georges DANDIN un jaloux comique.B. Le jaloux se donne à voir. Ainsi, la passion se met en scène. "Faire une scène", dit - on.
C. Il n'existe pas de passion sans comportements : éclats de voix, gestes, trépignements, mimiques, altération du teint de la peau ("être rouge de colère" ; "être blême de rage"), accélération de la respiration, de la circulation sanguine...
D. Il n'existe pas de passion sans un comportement - type. Tout comportement passionné permet de retrouver quelle est la passion éprouvée.
Exemple : dans la rue un éclat de voix permet de deviner la colère du passant.
Rm. Le théâtre libère - t - il des passions ou au contraire les encourage - t- il ?
Selon ARISTOTE (384 - 322), la tragédie est :
"(...) une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d'une narration, et qui par l'entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre"ARISTOTE. Poétique. VI, 1449 b 2825 .
C'est la catharsis.
- "Ainsi le théâtre purge les passions qu'on n'a pas, et fomente celles qu'on a", ROUSSEAU. Lettre à D'Alembert26 .
3. Passion et connaissance.
La passion naît d'une ignorance ou plutôt d'une méconnaissance.
- 1. Méconnaissance. La passion est méconnaissance de ce qui fait l'objet de la passion.
A. Il y a même mésestime de la part du jaloux. Le jaloux n'aime pas la femme qu'il dit, - et qu'il croit peut - être, aimer."Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre !"
PROUST. Du côté de chez Swann. Un amour de Swann27 .B. Le jaloux ne s'aime pas davantage :
"(...) on méprise un homme qui est jaloux de sa femme, parce c'est un témoignage qu'il ne l'aime pas de la bonne sorte, et qu'il a mauvaise opinion de soi ou d'elle (...)"
DESCARTES. Les passions de l'âme. III, § 17028 .
- 2. Passion et méconnaissance de l'origine de la passion.
A. La passion s'enracine dans l'enfance : DESCARTES aime la petite fille de son enfance à travers les femmes qu'il croyait aimer."(...) lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui é été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c'est",
DESCARTES. Lettre à Chanut. 6 juin 164729 .
B. La passion s'enracine dans et avec les débuts de l'humanité : la passion amoureuse est la recherche de la moitié manquante, c'est - à - dire : de son identité originelle et véritable.
Exemple : PLATON. Le Banquet. 189 d - 193 c : le mythe de l'androgyne.
"(...) l'amour, réassembleur de notre primitive nature ; l'amour, qui, de deux êtres, tente d'en faire un seul, autrement dit de guérir l'humaine nature !"PLATON. Le Banquet. 191 d30 . C'est ARISTOPHANE qui parle.
- 3. Passion et méconnaissance de la cause de la passion. La passion est due au corps et à la dépendance de l'âme, - de l'esprit -, au corps. Toute passion de l'âme est action du corps sur l'âme31 .
Emulation, envie, jalousie.
LA ROCHEFOUCAULD. Maximes. 2832 .