La passion amoureuse.

Ce que la passion amoureuse peut nous apprendre sur les passions.

 

A. Un exemple.

 

"Je ne décrirai ni les agitations, ni les frémissements, ni les palpitations, ni les mouvements convulsifs, ni les défaillances de coeur que j'éprouvais continuellement ; on en pourra juger par l'effet que sa seule image faisait sur moi (...). Je rêvais en marchant à celle que j'allais voir, à l'accueil caressant qu'elle me ferait, au baiser qui m'attendait à mon arrivée. Ce seul baiser, ce baiser funeste, avant même de le recevoir, m'embrasait le sang à tel point que ma tête se troublait, un éblouissement m'aveuglait, mes genoux tremblants ne pouvaient me soutenir ; j'étais forcé de m'arrêter, de m'asseoir ; toute ma machine était dans un désordre inconcevable : j'étais prêt à m'évanouir".

Jean - Jacques ROUSSEAU (1712 - 1778). Les confessions. IX1.


ROUSSEAU raconte dans le livre IX des Confessions l'histoire de sa passion pour Sophie D'HOUDETOT.

 

1. "Avant même de le recevoir".

- 1. Pouvoir de l'imagination. Le pouvoir de l'imagination est ici souligné. L'imagination rend présent ce qui est absent.

RM. Il faut distinguer l'imagination reproductrice de l'imagination créatrice.

- 2. La passion naît d'illusion :

"Elle vint, je la vis : j'étais ivre d'amour sans objet ; cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur elle ; je vis ma Julie en Mme d'Houdetot (...)"

ROUSSEAU. Les confessions. Livre neuvième2 .

La passion fait voir autre chose que ce qui est sous les yeux.

- 3. Passion et illusion. La passion est une puissance productrice d'illusions. ROUSSEAU poursuit :

"(...) et bientôt je ne vis plus que Mme d'Houdetot, mais revêtue de toutes les perfections dont je venais d'orner l'idole de mon coeur"

ROUSSEAU. Les confessions. Livre neuvième3 .

La passion amoureuse est fabulatrice. Ce processus d'embellissement de la personne aimée, STENDHAL le nomme cristallisation.

"Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections"

STENDHAL. De l'amour. Livre premier, chapitre II4 .

Une illustration du processus de cristallisation est donnée par MOLIERE (Le misanthrope. II, 4, 711 - 7305 ).

 

2. "Un désordre inconcevable".

- 1. La passion et le corps. La passion s'exprime par et dans le corps : le sang embrasé ; tête troublée ; genoux tremblants.

- 2. La passion et le désordre corporel. La passion se manifeste comme une maladie : agitations ; frémissements ; palpitations ; mouvements convulsifs ; trouble ; défaillances de coeur ; éblouissement ; désordre ; évanouissement.

- 3. Etymologie. Etymologiquement, la passion est paqoV : souffrance, soumission. Le mot a donné naissance à pathologie.

RM. Pour nous, la passion est - elle tout ce qui nous rend passif ?

 

3. "J'étais forcé...".

- 1. Passion et force. La passion se présente comme une force. Il y a un dynamisme de la passion ; elle est une tendance.

"(...) il ne faut rien accorder aux sens, quand on veut leur refuser quelque chose"

ROUSSEAU. Les confessions. livre IX6 .

- 2. La passion est une force qui peut faire plier la volonté. La forme passive est ici employée : "J'étais forcé...".

A. La passion est une force qui m'entraîne et que je ne choisis pas : elle me soumet. Mais d'où vient cette force ?

B. La passion est une force que je suis et dont je suis au fond complice. Mais quelle est la nature de cette force ?

- ROUSSEAU donne ici des indications : l'imagination, le corps, les facultés déraisonnables de l'homme.

- 3. La passion est une force qui peut l'emporter sur la volonté comme sur la raison. Ainsi dit - on : "C'est plus fort que moi !" ; "Je ne peux pas m'en empêcher".

 

Conclusion : le corps, l'imagination, la soumission à un e force, tels sont les trois caractères de la passion amoureuse, - dans le texte des Confessions.

 


B. Son analyse.

 

1. La passion et délire amoureux.

- 1. Délire et inspiration. Dans Phèdre, PLATON présente l'amour comme une forme de délire. La beauté exerce une action spéciale sur l'âme qui lui fait ressouvenir des Idées contemplées avant l'incarnation7 .

"(...) quand il arrive à celles - ci [les âmes] de voir quelque image ressemblante des objets de là - bas, elles en sont mises hors d'elles, et elles ne s'appartiennent plus à elles - mêmes"

PLATON. Phèdre. 250 a.

- 2. Délire et déraison. La passion amoureuse est déraison en ce sens que le passionné ne fait rien qui soit conforme à ce monde - ci. Il n'empêche que, selon Phèdre, son comportement est sensé. Le passionné est plus sage puisque son délire porte sur le vrai monde, qu'il est recherche de ce monde.

- 3. Délire et discours. La passion amoureuse est discoureuse : la déclaration, les poèmes (PETRARQUE) et les chants, les lettres. Elle fait l'objet de discours : le théâtre, le cinéma, la littérature s'en empare comme d'une matière privilégiée.

Pour ROUSSEAU, la passion est à l'origine du langage :

"Ce n'est ni la faim, ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère qui leur [sc. aux hommes] ont arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s'en nourrir sans parler, on poursuit en silence la proye dont on veut se repaître ; mais pour émouvoir un jeune coeur, pour repousser un agresseur injuste la nature dicte des accens, des cris, des plaintes : voilà les plus anciens mots inventés (...)"

ROUSSEAU. Essai sur l'origine des langues. Chapitre II8 .

 

2. La passion et le corps.

ROUSSEAU souligne l'importance de la place du corps dans la passion. Quelle est la place du corps dans la passion ?

- 1. La passion et ses expressions corporelles. La passion est spectaculaire ; la passion se donne en spectacle.

Il y a une théâtralité de la passion : elle se donne à voir. Ainsi, dit - on : "faire une scène", à propos de la colère.

- 2. La passion et le théâtre. La plupart des comédies et des tragédies reposent sur des passions : l'amour, l'avarice, l'ambition, pour les comédies ; l'amour, l'honneur, le devoir, pour les tragédies.

La passion est théâtrale parce qu'elle se dit mais aussi parce qu'elle se montre. Il n'existe pas de théâtre d'idées seulement.

La passion est matière à portraits littéraires comme Les caractères de THEOPHRASTE ou de LA BRUYERE9 ; elle est matière à portraits peints (ainsi les tableaux de Quentin METSYS).

- 3. La passion, dénégation ou exultation du corps ? La passion amoureuse peut - elle trouver dans la satisfaction charnelle ce qu'elle cherche ?

"Je l'aimais trop pour vouloir la posséder"
ROUSSEAU. Les confessions. IX10 .

RM. PLATON distingue deux sortes d'amour : celui qui enfante dans le corps et celui qui enfante selon l'âme.

 

3. Passion et aliénation.

La passion rend étranger le passionné à soi et aux autres. Il est aliéné : alius, étranger. Plusieurs expressions courantes l'indiquent.

- 1. "On ne le reconnaît plus", "Il a changé" : ces expressions soulignent que la passion est modification, transformation de la personnalité. La personne passionnée est autre que celle qu'elle était avant la passion.

- 2. "Etre hors de soi". La passion est une force qui chasse le moi, qui expulse hors de la personnalité. Cependant, cette force me propulse : elle me fait agir. La passion est une force qui me change autant qu'elle me fait changer ce qui m'entoure.

"(...) rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion"

G. W. F. HEGEL (1770 - 1831). La raison dans l'Histoire. II, 2, Les moyens de la réalisation, La Ruse de la Raison11.

- 3. L'amour fou, l'emportement, le transport amoureux. La passion est divagation, extravagance.

 

Conclusion : la passion est une force qui me détourne de moi - même, qui me transforme comme elle peut aussi me pousser à transformer le monde extérieur.

 


C. Les conséquences.

 

1. Agir, pâtir, réagir. Passion et liberté.

- 1. Agir - pâtir.

A. Pour DESCARTES, toute passion est la suite d'une action.

"(...) tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau est généralement appelé par les philosophes une passion au regard du sujet auquel il arrive, et une action au regard de celui qui fait qu'il arrive"

R. DESCARTES. Les passions de l'âme. I, art.112 .

B. La passion est soumission à l'ordre du corps et de ce fait elle est soumission à l'ordre de la Nature.

Ce que le corps désire, il le désire selon des lois naturelles. Ce que le corps désire n'est pas ce que je veux, - d'où le remords.

Exemple : la femme de PUTIPHAR.

"Celui - là [Joseph], dans le joug de la servitude, n'est pas maître de ses actions ; et celle - ci, tyrannisée par sa passion, n'est pas même maîtresse de ses volontés"

J. - B. BOSSUET. Sermon sur l'ambition13 .

- 2. Agir - réagir. "C'est plus fort que moi !", cette expression souligne que la passion est une cause extérieure, à une cause étrangère à ma raison et à ma volonté.

Plutôt qu'agir, le passionné s'agite ou plus exactement il est agité. Le passionné transmet un mouvement reçu.

"Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s'il est poltron, fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu'ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire"

B. SPINOZA (1632 - 1677). Lettre LVIII14 .

- 3. Passion et destin. La passion est le destin que je choisis ; le destin est la forme que je donne à ma liberté quand j'accepte de la soumettre à la tâche de la satisfaction d'une passion.

 

2. Moi, l'autre, les autres.

- 1. Moi et l'autre. La passion nous fait être autre que nous étions. La passion et une force qui nous déforme mais c'est aussi une force qui nous soulève et qui nous fait faire ce que jamais nous n'aurions fait sans elle.

Exemple: le bataillon sacré des Thébains auquel Phèdre fait allusion dans Le Banquet de PLATON15 .

- 2. Moi et Toi. La passion est - elle un moyen de nous faire connaître l'autre ?

Le processus de cristallisation et le poids de la mémoire empêche que l'autre passionnément aimé nous soit connu.

Exemple : le goût de R. DESCARTES pour les jeunes femmes myopes.

"Ainsi, , lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c'est"

R. DESCARTES. Lettre à Chanut. 6 juin 164716.

- 3. Moi et les autres. Y aurait - il passion en l'absence d'autrui ?

A. La préférence naît du regard ; la passion est d'origine sociale.

"De jeunes gens de différents sexes habitent des cabanes voisines, le commerce passager que demande la nature en amène bientôt un autre non moins doux et plus permanent par la fréquentation mutuelle. On s'accoutume à considérer différents objets et à faire des comparaisons ; on acquiert insensiblement des idées de mérite et de beauté qui produisent des sentiments de préférence. A force de se voir, on ne peut plus passer de se voir encore"

ROUSSEAU. Discours sur l'origine de l'inégalité. IIème Partie17 .

B. Certaines passions semblent porter sur des objets : l'avare désire posséder de l'argent ; Don Diègue veut de la gloire ; Néron veut de l'autorité politique.

Cependant ces passions sont des passions sociales. Ainsi l'avare désire de l'argent ; mais l'argent ne vaut rien en lui - même. L'avare mésuse de l'argent qui n'existe que pour l'échange. De même, l'ambition et la puissance sont des passions qui se rapportent à d'autres hommes.

Ces passions révèlent l'insociable sociabilité de l'homme.

 

"J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est - à - dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d'une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société"

E. KANT, "Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique", Quatrième Proposition18 .

 

C. Le passionné désire ce que d'autres hommes désirent. L'avare désire ce que tous désirent ; le jaloux désire cette femme que d'autres désirent, - ainsi, l'amour d'ALCESTE pour CELIMENE.

Il n'y a pas de passions sans un monde de passions. L'homme a de la passion non pour ce qui est désirable mais pour ce qui est désiré par d'autres, non pour ce qui a du prix en soi, mais pour ce qui a du prix aux yeux d'autrui.

 

3. L'objet de la passion.

"Je vins à CARTHAGE, et partout autour de moi bouillait, à gros bouillons la chaudière des amours honteuses. Je n'aimais pas encore, et j'aimais à aimer ; dévoré du désir secret de l'amour, je m'en voulais de ne l'être pas plus encore. Comme j'aimais; à aimer, je cherchais un objet à mon amour, j'avais horreur de la paix d'une voie sans embûches"

SAINT AUGUSTIN (354 - 430). Les confessions. Livre III, chapitre 119 .

- 1. La passion a - t- elle un objet ?

A. Ainsi la passion amoureuse poursuit - elle un but et lequel ?

Exemple : le discours d'ARISTOPHANE dans Le Banquet de PLATON20 . ARISTOPHANE va proposer une explication de l'amour et de ses formes. Cette explication présente plusieurs caractères :

- 2. De l'infini du désir au désir de l'infini. La passion contient un élément philosophique : la recherche de l'infini.

L'amour est une forme d'initiation21 . Dans Le Banquet, la prêtresse DIOTIME présente l'amour comme le démon qui conduit l'âme à la connaissance du vrai22 .

"La sagesse en effet est évidemment parmi les plus belles choses, et c'est au beau qu'Amour rapporte son amour ; d'où il suit que, forcément, Amour est philosophe, et, étant philosophe, qu'il est intermédiaire entre le savant et l'ignorant"

PLATON. Le Banquet. 204 b.


  1. Cf. ROUSSEAU (1968, II), p. 202.
  2. Cf. ROUSSEAU (1968, II), p. 196.
  3. Cf. ROUSSEAU (1968, II), p. 196 - 197.
  4. Cf. STENDHAL (1965), p. 35.
  5. Cf. LUCRECE (1964), IV, v. 1149 - 1165, p. 147. Cf. CHAMFORT, VI, 380 in CHAMFORT (1968), p. 136.
  6. Cf. ROUSSEAU (1968, II), p. 200.
  7. Cf. PLATON. Phr. 249 d - 250 a.
  8. Cf. ROUSSEAU (1990), p. 67.
  9. Cf. le portrait du courtisan THEODOTE. De la cour, § 61 in LA BRUYERE (1965),VIII,, p. 215 - 216.
  10. Cf. ROUSSEAU (1968, II), p. 201.
  11. Cf. HEGEL (1965), p. 108 - 109.
  12. Cf. DESCARTE (1953), p. 695.
  13. Cf. BOSSUET (1970), p. 114.
  14. Cf. SPINOZA (1966), p. 304.
  15. Cf. PLATON. Bq. 178 e - 179 b.
  16. Cf. DESCARTES (1953), p. 1277 - 1278.
  17. Cf. ROUSSEAU (1971), p. 210.
  18. Cf. KANT (1990), p. 74.
  19. Cf. AUGUSTIN (1964), p. 49.
  20. Cf. PLATON. Bq. 189 d sq.
  21. Cf. : "La tradition populaire ne s'y est pas trompée, qui a toujours vu dans l'amour une forme d'initiation, l'un des points de rencontre du secret et du sacré", YOURCENAR (1974), p. 21.
  22. Cf. PLATON. Bq. 201 d sq.


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