L'événement.

Ce que la notion d'événement peut nous apprendre sur l'histoire.

 

A. Un exemple.

 

"Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire.

Il avait l'offensive et presque la victoire ;

Il tenait Wellington acculé sur un bois.

Sa lunette à la main, il observait parfois

Le centre du combat, point obscur où tressaille

La mêlée, effroyable et vivante broussaille,

Et parfois l'horizon, sombre comme la mer.

Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! - C'était Blücher.

L'espoir changea de camp, le combat changea d'âme,

La mêlée en hurlant grandit comme une flamme.

La batterie anglaise écrasa nos carrés"

Victor HUGO. Les châtiments. Livre V, XIII. L'expiation, II1 .

 

Questionnaire.

 

 

1. L'indécision. L'imprévisibilité.

L'événement du 18 juin 1815 apparaît rétrospectivement à la fois simple et nécessaire. Le poème cependant le présente autrement.

 

- 1. Le tumulte. "la lutte était ardente et noire" ; "point obscur" ; "mêlée" ; "broussaille".

A. L'indécision sur l'issue de la bataille provient du nombre et de la complexité des facteurs : position stratégique ; état physique et état psychologique des troupes ("L'espoir changea de camp").

B. L'indécision sur l'issue de la bataille provient d'une variabilité des circonstances : "vivante broussaille".

 

- 2. L'absence de toute connaissance possible. "Sa lunette à la main, il observait parfois".

NAPOLEON s'efforce de comprendre la situation pour mieux la dominer, et cependant il ne le peut pas :

A. Il fixe le "point obscur" de la bataille. Il y a de la contingence2 dans l'événement historique.

B. Il est spectateur impuissant de l'événement.

Rm. En cela l'oeil de NAPOLEON se distingue du démon de LAPLACE (1749 - 1827).

C. Rien ne distingue NAPOLEON de Fabrice DEL DONGO, qui, présent à la même bataille de WATERLOO, n'y compris rien.

 

- 3. L'ironie. NAPOLEON avait : "Il avait l'offensive et presque la victoire" ; "Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! - C'était Blücher". Quand tout semble gagné, tout est en vérité perdu.

 

Conclusion. Quelle connaissance peut - on prendre de l'événement ? Et qui peut prendre de l'événement une connaissance, si celui qui le vit le méconnaît ?

 

2. Le bouleversement.

 

- 1. Le renversement. "Il tenait Wellington acculé sur un bois" et soudain : "La batterie anglaise écrasa nos carrés".

A. Le renversement est soudain. ("La mêlée en hurlant grandit comme une flamme").

B. Le renversement est brutal ("La batterie anglaise écrasa nos carrés"). L'événement est par définition : violence, désordre.

 

- 2. Le drame. Sur le champ de bataille se défait l'Empire. Comme au théâtre, dans une même unité de temps et de lieu, une organisation politique et économique s'écroule.

Rm. Que faut - il penser de ce regard événementiel ?

 

- 3. La rupture avec le passé. "Il croula. Dieu changea la chaîne de l'Europe"3 . L'événement est rupture et avènement d'un nouvel ordre.

 

Conclusion. L'histoire est - elle faite d'événements et est - elle seulement faite d'événements ?

 

3. Le grand homme.

 

- 1. Les acteurs. Le poème présente deux sortes d'acteurs. D'une part des individus, des individus qui sont des chefs d'armée ; d'autre part les masses :

A. Sont opposés les individus et les groupes ;

B. Sont opposés les individus nommés et qui sont des personnes : Wellington ; Grouchy ; Blücher. Les masses sont anonymes : "mêlée" ; "broussaille".

C. Les individus décident et les masses exécutent.

- 2. Puissance et impuissance. "Il avait l'offensive". A cela s'oppose : "C'était Blücher".

A. L'homme ne peut pas tout sur le cours des événements. "Fatalitas !", dirait Chéri - Bibi.

B. Le grand homme peut perdre de son génie.

 

- 3. Liberté, nécessité, destin. La défaite est annoncée dans le poème : "Le soir tombait" ; "l'horizon, sombre comme la mer", - l'horizon c'est - à - dire l'avenir.

Les efforts des hommes semblent se heurter à un cours inflexible des événements.

 

Conclusion.

 


Bilan. L'événement est imprévu ; il introduit par la violence et le désordre une rupture avec le passé ; il semble être le fait d'un grand homme qui doit composer avec un destin ou une nécessité indomptables. Mais :

 


B. Son analyse.

 

1. D'où vient l'imprévisibilité de l'événement ?

 

- 1. L'événement est unique.

A. L'événement est ce qui n'est pas susceptible de se répéter. Il n'a lieu qu'une fois et qu'une seule.

 

- 2. Petite cause, grands effets. On se plaît à croire que l'Histoire procède par bonds, qu'il y a disproportion entre la cause et l'effet.

"Combien de fois un arbre de plus ou de moins, un rocher à droite ou à gauche, un tourbillon de poussière élevé par le vent ont décidé de l'événement d'un combat sans que personne s'en soit aperçu !"
ROUSSEAU (1712 - 1778). Emile. IV5 .

 

Exemples : "Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé"

Blaise PASCAL (1623 - 1662). Pensées. B 1626 .

"Cromwell allait ravager toute la chrétienté ; la famille royale était perdue, et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère. Rome même allait trembler sous lui ; mais ce petit gravier s'étant mis là, il est mort, sa famille abaissée, tout en paix, et le roi rétabli"

Blaise PASCAL (1623 - 1662). Pensées. B 1767 .

Commentaire :

 

- 3. La multiplicité des causes. Le nombre et le diversité des causes ne permettent pas de prévoir l'événement.

A. L'événement est prévisible mais après coup. Il y a une originalité et une originalité créatrice de l'Histoire.

"Il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Il en va autrement du soleil de l'esprit. Sa marche, son mouvement, n'est pas une auto - répétition (...)"

G. W. F. HEGEL. La raison dans l'histoire. Chapitre II, 18 .

B. La notion de cause dans l'Histoire : est - elle cause efficiente ou cause finale ?

Rm. La cause en Histoire est - elle seulement ce qui précède ?

 

2. D'où vient l'importance de l'événement ?

 

- 1. La nouveauté. L'événement est un fait nouveau ; il produit un nouvel ordre. L'événement n 'a jamais encore été vu. De lui, il serait possible de dire : "Je n'ai jamais rien vu de tel".

 

- 2. Les conséquences. L'événement est important en raison des conséquences qu'il produit. Il oppose à un ordre ancien un ordre nouveau.

Exemples : la chute de la Bastille ; la décapitation de Charles Stuart.

Il y a un avant et un après l'événement.

 

- 3. L'irréversibilité. Il est impossible de revenir en arrière. Après l'événement, il est toujours trop tard pour changer quoi que ce soit.

• L'événement met fin à une époque :

"(...) EPOQUE, d'un mot grec qui signifie s'arrêter, parce qu'on s'arrête là, pour considérer comme d'un lieu de repos tout ce qui est arrivé devant ou après (...)"
BOSSUET. Discours sur l'histoire universelle. Dessein général...9

Commentaire :

 

3. Qui fait l'événement ?

 

- 1. L'homme ou les éléments ?

A. "Il neigeait". Ainsi commence le poème L'expiation. HUGO ajoute : "Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine".

Ou encore : Napoléon aurait - il perdu la campagne de Russie si le froid n'avait pas été aussi vif ?

B. Quels hommes, - si les hommes font qu'il y a événement-, font l'événement ?

 

- 2. La légende fait l'événement. L'Histoire est matière à histoires. Cela montre :

 

- 3. Les historiens font l'événement. Ils en comprennent les causes et ils en exposent la nécessité.

A. Il n'y a pas d'événement sans conscience de l'événement ni sans conscience réfléchie de l'événement.

B. Il y a un engagement inévitable de l'historien :

"De plus, il s'en faut bien que les faits décrits dans l'histoire soient la peinture exacte des mêmes faits tels qu'ils sont arrivés : ils changent de forme dans la forme dans la tête de l'historien, ils se moulent sur ses intérêts, ils prennent la teinte de ses préjugés"

ROUSSEAU. Emile. IV10 .

 

 


Bilan. L'événement est unique, singulier, imprévisible, irréversible, important. Cependant est - il la matière dont est faite l'Histoire ?

 

 


C. Les conséquences.

 

Quelle conception de l'histoire et quelle conception de l'Histoire implique la notion d'Histoire ?

 

Rm. Les deux sens du mot histoire : connaissance scientifiquement élaborée du passé humain ; cours de ce qui a eu lieu.

 

1. L'Histoire est - elle faite d'événements ?

 

- 1. Le déterminisme historique. Il s'agit de montrer comment les événements se suivent dans l'Histoire : se suivent - ils ou s'enchaînent - ils ?

A. La notion de déterminisme. Un phénomène se produit si et seulement si ses conditions d'existence sont réunies.

Corollaires : si ses conditions d'existence ne sont pas réunies, il ne peut pas se produire ; si ses conditions d'existence sont réunies, il ne peut pas ne pas se produire.

Exemple : l'eau bout si elles est portée à la température de 100°. Si la température de 100° n'est pas atteinte, l'eau ne bout pas ; si elle est atteinte, l'eau ne peut ne pas bouillir.

 

Ne pas confondre : Fatalisme / Déterminisme.

Pour le fatalisme, l'événement lui - même est nécessaire quelles que soient les conditions d'existence qui le précèdent.

Exemple : LA FONTAINE. Fables. VIII, 16. L'horoscope.

Pour le déterminisme, c'est la relation entre les causes et les effets qui est nécessaire.

 

B. La spécificité du déterminisme historique. Selon Antoine Augustin COURNOT (1801 - 1877). Essai sur les fondements de la connaissance (1851).

Ici, l'historien ne ferait que tenir des annales (cf. TACITE) ou bien ne ferait que des chronologies.

Ici, l'historien pourrait comme le physicien ou comme l'astronome qui prédit une éclipse, prédire l'avenir.

 

C. Conséquences.

 

- 2. Que serait l'Histoire si elle était seulement faite d'événements ?

A. Absence de répétitions de l'Histoire. Les événements qui semblent se répéter (les campagnes de Russie conduites par Charles XII de Suède, NAPOLEON, HITLER) :

Il y a du ridicule à vouloir ressusciter les morts :

"Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce (...)"
MARX (1818 - 1883). Le 18 - Brumaire de Louis Bonaparte11 .

C. Il n'y a pas de leçons de l'Histoire.

 

- 3. Ruptures et continuité du cours historique. Si l'Histoire est faite d'événements et seulement d'événements, elle serait faite de ruptures plutôt que de continuité.

 

2. L'histoire est - elle la science des événements ?

 

- 1. La méthode de l'historien. L'historien se trouve face à un objet absent (le passé) ou face à une réalité présente qui est la trace de cet objet absent. Le document est documentum, ce qui sert à instruire. L'historien doit donc construire, plutôt même que reconstruire, son objet.

A. Le document. Il est soit volontaire (mémoires), soit involontaire (monnaie ; poteries...).

B. La critique externe veut déterminer l'authenticité de document. L'histoire s'adjoint des disciplines auxiliaires.

Exemple : la dendrochronologie a permis de dater un tableau de HOLBEIN Portrait de Sir Henry WYATT de 1526 - 1528 à 1635.

C. La critique interne veut déterminer le sens du document. il y a inévitablement exégèse, interprétation et engagement de l'historien dans l'objet qu'il constitue.

L'historien ne découvre pas son objet : il le constitue.

 

- 2. Le but de l'historien. Quel doit être son but ?

 

- 3. L'objet de l'historien. Le désintérêt pour l'événement au profit de la longue durée.

Exemple : les trois temps de BRAUDEL. Une histoire quasi- immobile, - celle de l'homme dans ses rapports avec le milieu qui l'entoure - ; une histoire rythmée, - celle des des groupes et des groupements- ; une histoire événementielle12 .

 

3. L'histoire a - t - elle un auteur ?

La notion d'événement telle qu'elle est présente dans le poème de HUGO laisse entendre que seuls les hommes, et qui plus est, seuls les grands hommes, font l'Histoire.

Est - ce la seule réponse possible ?

 

- 1. Le climat et les conditions géographiques. Chaque peuple aurait l'Histoire que leur impose à la fois son climat et sa géographie.

"Chaque nation apparaît comme une grande expérience instituée par la nature. Chaque pays est un creuset où des substances distinctes en des proportions différentes sont jetées dans des conditions particulières. Ces substances sont les tempéraments et les caractères. Ces conditions sont les climats et la situation originelle des classes"
Hyppolite TAINE (1828 - 1893). Essais de critique d'histoire (1858)13 .

 

Les incidences de la nature sur l'histoire sont certaines :

"Au Xe siècle de notre ère, un golfe profond, le Zwin, endentait la côte flamande. Puis il s'ensabla (...) A peu de distance du fond du golfe, une ville s'élevait. C'était Bruges. Elle communiquait avec lui par un bref trajet de rivière. Par les eaux du Zwin, elle recevait ou expédiait la plus grande part des marchandises qui faisaient d'elle, toutes proportions gardées, le Londres ou le New - York de ce temps. Vinrent, chaque jour plus sensibles, les progrès du comblement. Bruges eut beau, à mesure que reculait la surface inondée, pousser plus loins vers l'embouchure ses avants - ports : ses quais peu à peu s'endormirent"
BLOCH. Apologie pour l'histoire. II.

 

- 2. La divinité. La Providence disposerait des événements.

A. C'est la réponse du christianisme et avant lui de PLATON dans Les Lois14.

B. C'est la réponse de LEIBNIZ (1646 - 1716). Essais de théodicée. III, §§ 414 - 416 : le viol de LUCRECE amène l'avènement de la république romaine. Un mal est nécessaire pour la réalisation d'un bien plus grand.

 

- 3. La nature. C'est la réponse de KANT (1724 - 1804) avec l'insociable sociabilité.

"Les hommes pris individuellement, et même des peuples entiers, ne songent guère qu'en poursuivant leurs fins particulières en conformité avec leurs désirs personnels, et souvent au préjudice d'autrui, ils conspirent à leur insu au dessein de la nature ; dessein qu'eux - mêmes ignorent, mais dont ils travaillent, comme s'ils suivaient ici un fil conducteur, à favoriser la réalisation ; le connaîtraient - ils d'ailleurs qu'ils ne s'en soucieraient guère"
KANT. Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique15.

 

- 4. La raison. Pour HEGEL, la raison se réalise dans l'Histoire.

 

- 5. La lutte des classes :

"L'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de luttes de classes"
MARX. Manifeste du parti communiste16.

 

 


Conclusion. La notion de philosophie de l'histoire. C'est une tentative pour comprendre le déroulement de l'Histoire humaine dans sa totalité, en indiquant la signification de l'ensemble, la succession de ses phases, les lois générales de son développement.


  1. Cf. HUGO (1967), p. 138.
  2. Cf. : "(…) ce qui est conçu comme pouvant indifféremment être ou n'être pas", DUROZOI, ROUSSEL (1987), p. 74.
  3. Cf. HUGO (1967), p. 140. L'expiation. III.
  4. Cf. POINCARE (1968), p. 158.
  5. Cf. ROUSSEAU (1966 b), p. 310.
  6. Cf. PASCAL (1976), p. 95.
  7. Cf. PASCAL (1976), p. 97.
  8. Cf. HEGEL (1965), p. 92.
  9. Cf. BOSSUET (1966), p. 41.
  10. Cf. ROUSSEAU (1966 b), p. 309.
  11. Cf. MARX (1963), p. 285.
  12. Cf. BRAUDEL in MIQUEL (1991), p. 36 - 38.
  13. Cf. BARTHOLY, DESPIN (1986), p. 208.
  14. Cf. PLATON. Les Lois, livre X, 899 d - 905 c, in PLATON (1950, II), p. 1026 - 1036.
  15. Cf. KANT (1990), p. 70.
  16. Cf. MARX, ENGELS (1986), p. 53.

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