Portée au fronton de l'école philosophique d'ATHENES, cette inscription avertirait de la nécessité de connaître la géométrie, une science et un art du raisonnement, pour pouvoir se livrer aux études philosophiques. Le néophyte devrait préalablement avoir exercé sa raison et avoir acquis des connaissances avant de se livrer aux spéculations philosophiques. Cependant il est souvent dit que la philosophie ne réclame aucune connaissance préalable, que toute connaissance préalable même gênerait la progression de la pensée en la recouvrant de croyances non fondées, les préjugés, les opinions. Enfin, s'il faut en croire la présence de cette inscription au seuil de l'ACADEMIE, la géométrie cède le pas à la philosophie : science et philosophie sont ainsi séparées et placées dans un rapport tel que la philosophie succède à la connaissance philosophique. Cela signifie d'une part que la science ne se suffit pas puisqu'il lui faudrait se prolonger par l'étude philosophique, d'autre part que la philosophie ne part pas de rien mais d'un sol, du sol des connaissances scientifiques. Ainsi, s'il faut en croire le fronton de l'ACADEMIE, la science réclamerait la philosophie pour achever son programme tandis que la philosophie ne pourrait achever le sien sans l'aide préalable des sciences.
Que signifie et que vaut cette présentation des rapports de la science et de la philosophie ? Cette question ne demande rien d'autre que de préciser le statut de la philosophie et sa place dans le corps des disciplines scientifiques.
Mais l'inscription académique ne mentionne pas toutes les sciences ni n'importe quelle science : elle n'exige du disciple que la connaissance de la géométrie. Pourquoi cette discipline est - elle requise, et non point une autre ?
La géométrie est la science de l'espace, qui étudie les propriétés des figures. Or à ce titre sa valeur pédagogique est éminente. Elle élève et le détache l'esprit des préoccupations pratiques, le rendant ainsi apte à voir les choses de haut, de loin : à considérer, - la considération est, littéralement la contemplation des étoiles. La géométrie d'une part détache l'esprit des préoccupations quotidiennes qui ferait de chacun au mieux un homme habile à expédier les affaires pressantes du travail, des affaires domestiques, du monde du besoin. En ce sens, elle est déjà un luxe : elle est réservée à ceux et celle qui ne sont pas pris dans l'étau du moment présent, du moment pressant. D'autre part, elle élève l'esprit en développant en lui les capacités d'abstraction et de généralisation : il n'existe nulle part dans la nature visible de figures géométriques. La ligne de l'horizon est droite mais elle n'est pas une droite ; le disque solaire n'est pas un disque géométrique ; le volume de l'orange est sphérique mais l'orange n'est pas une sphère. Les objets sur lesquels raisonne la géométrie ne sont pas colorés, ou odoriférants : ils ne disposent pas de qualités secondes. La géométrie étudie les formes dans ce qu'elles sont de nécessaire et non point dans ce qu'elles ont d'accidentel. Les géomètres se servent : "(...) de figures visibles et raisonnent sur elles en pensant, non pas à ces figures même, mais aux originaux qu'elles reproduisent ; leurs raisonnements portent sur le carré en soi et la diagonale en soi, non sur la diagonale qu'ils tracent, et ainsi du reste (...)" (PLATON. Rép. VI, 510 d)1 , Quoique ce ne soit point à elles qu'ils pensent. La géométrie développerait les capacités d'abstraction. Cependant, cela n'est pas sans exception. La première tâche de la géométrie aurait été strictement la géo - métrie : la mesure de la terre, l'art de l'arpenteur pour mesurer les propriétés terriennes et particulièrement pour protéger les propriétaires après les inondations du NIL. On est loin du souci désintéressé et détaché de ce monde.
Mais la géométrie a aussi une autre vertu : celle de composer des raisonnements solides et rigoureux. Elle tient sa vertu propédeutique de sa force méthodique : elle est en effet un chemin (en grec, méthode viendrait de : poursuite), celui qui permet d'accèder à la vérité. Certes, toute science raisonne et se définit même par sa capacité à démontrer selon ARISTOTE (384 - 322) : "(...) la science est une disposition capable de démontrer (...)" (Eth. Nic. VI, 3)2 . L'originalité de la géométrie cependant est de démontrer ne ne laissant guère de place aux impressions ; la géométrie comme les mathématiques procèdent par constructions de concepts selon KANT (1724 - 1804)3 . De ce fait, les philosophes la prennent parfois en modèle de rigueur vers lequel il faut tendre. Ainsi DESCARTES (1596 - 1650), loue t - il ces : "Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations (...)", et qui : "(...) m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s'entresuivent en même façon (...)", (Discours de la méthode. Seconde partie)4 . La métaphore de la chaîne suppose une continuité ininterrompue dans les étapes de la démonstration : le raisonnement se tient. De plus, le premier chaînon est relié au dernier : en saisissant l'un, on saisit aussi l'autre. Les maillons désignent les relations logiques qui permettent le passage de la certitude de l'un à l'autre maillon : la vérité ne se perd pas en chemin. L'étude de la géométrie donnerait ce sens de la rigueur qui dissipe les raisonnements captieux des sophistes5 . Ces avantages réunis ont fait choisir parfois le mode d'exposition des géomètres par axiomes, postulat, définition, théorème. Ce que firent SPINOZA (1632 - 1677), more geometrico dit l'Ethique, et DESCARTES qui à la fin des Secondes Réponses choisit un mode d'exposé synthétique de ses raisons conformément à la méthode des anciens géomètres6 . Cependant, si la géométrie n'était qu'une méthode de raisonnement, elle resterait un exercice formel, ne donnant à l'esprit humain qui s'apprête à philosopher que de l'agilité.
La géométrie est aussi une connaissance des principes ultimes. Elle s'appuie sur des principes (le point, la droite) à partir desquels toutes les autres connaissances s'ensuivent. Elle présente l'ensemble de ses connaissances dans un ordre déductif mais fondé sur des principes. De la sorte, elle ouvre la connaissance de réalités premières desquelles les autres dépendent. Et même, ces réalités premières ont été considérées, par PLATON, comme les seules réalités : le cercle comme toutes les autres figurent existent toujours et toujours identiques à elles - mêmes tandis que passent et changent les objets qui sont circulaires. L'orange naîtra d'un bouton de fleur, croîtra et pourrira. Les réalités géométriques sont seules réelles : "(...) la géométrie est la connaissance de ce qui toujours existe" (Rép. VII, 527 b)7 . Davantage encore, ces réalités sont au principe de toutes les réalités visibles. Le Démiurge du Timée construit le monde à partir de triangles primitifs8 ; le cours des planètes et leur distance respective est déterminée par des figures géométriques (Rép. IX, 616 d - 617 d ; Tim. 36 c - d). GALILEE (1564 - 1642) conçoit la nature comme un livre dans lequel DIEU aurait écrit à l'aide de symboles géométriques. La géométrie serait une science première.
Pourtant elle ne se suffit pas : elle accepte comme acquis les premières propositions dont elle part ; il lui faut donc chercher elle - même une science qui la prolonge et qui la fonde, c'est - à - dire une science à partir de laquelle ses principes seront établis et fondés.
Ce pourquoi, il faut franchir le seuil de l'ACADEMIE. Les sciences ne suffisent pas à expliquer le monde. Le recours à une autre discipline est requis : la philosophie.
Les limites de la géométrie tiennent d'abord à ses principes. Elle les tient pour assurés quoiqu'elle ne soit pas en mesure de les démontrer. Les principes sur lesquelles s'appuient les démonstrations de la géométrie sont des notions qui ne sont pas définies, ou des hypothèses qui sont acceptées. Il est inutile et il est même même impossible de définir les notions premières de la géométrie selon PASCAL (1623 - 1162) : "Elle ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre égalité, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes - là désignent si naturellement les choses qu'ils signifient, à ceux qui entendent la langue, que l'éclaircissement qu'on en voudrait faire apporterait plus d'obscurité que d'instruction" (De l'esprit géométrique. I)9 . PLATON souligne la faiblesse de la géométrie qui suppose ses principes : ce sont des "points d'appui pour s'élancer en avant" (Rép. VI. 511 b), des hypothèses à partir desquelles seront déduites les propriétés des figures10 . PLATON demandera que l'on effectue un saut vers une autre discipline : la dialectique, seule en mesure de remonter au - delà, vers ce qu'il nomme l'anhypothétique. "(...) par la pratique du dialogue, sans recourir à aucun des sens, on s'efforce, au moyen de la pensée, de prendre son élan jusqu'à ce qu'est chaque chose dans son essence propre (...)", (PLATON. Rép. VI. 532 a)11 .
Les limites de la géométrie tiennent ensuite à ses principes d'explication. Expliquer c'est donner la cause. Est une cause, tout ce qui peut répondre à la question :"Pourquoi ?". ARISTOTE distingue quatre sortes de causes, c'est - à - dire quatre sortes de facteurs à l'origine de la production d'un objet ou d'un phénomène12 . Or la seule cause retenue comme pertinente en science est celle que la Physique d'ARISTOTE nommera : cause efficiente. SOCRATE récuse dans le Phédon. la portée explicative de la cause efficiente. Ayant eu vent du traité d'ANAXAGORE, il s'attendait à se voir expliquer les phénomènes naturels par le Noûs : "(...) c'est l'intelligence qui met tout en ordre et qui est la cause universelle" (PLATON. Phn. 97 b)13 . Grande est sa déception à la lecture d'un traité qui réduit l'explication à la présentation des causes efficientes : "Donner le nom de causes à de pareilles choses est pourtant par trop absurde", (PLATON. Phn. 97 b)14 la cause d'une conversation n'est pas l'articulation des sons, l'émission de l'air. ANAXAGORE confondrait la réalité de la cause avec la condition nécessaire de la production de l'effet : l'émission des sons est la condition de la conversation mais elle n'en est pas la cause15 . Certes, SOCRATE peut espérer le recours à l'explication par la cause finale, - tombée aujourd'hui aux oubliettes de l'histoire des sciences. Il reste que l'explication par la causalité efficiente ne suffit pas, - particulièrement dans les domaines des sciences sociales et des sciences humaines. DILTHEY (1833 - 1911) récusera, pour cela, l'explication au profit de la compréhension : les actions humaines ont un sens, souvent constitué par les motifs, qu'une explication causale ne peut pas saisir.
Les limites de la géométrie tiennent enfin à ses objets : son détachement à l'égard des choses de ce monde est en même temps sa limite. Science divine, elle n'est pas science d'homme ; science du divin, elle n'est pas science de l'homme. Par l'étude de la géométrie et de ses réalités éternelles, l'homme participe de l'immortalité divine. ARISTOTE y verra la condition du bonheur : "(...) l'homme doit, dans la mesure du possible, s'immortaliser, et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui (...)", (ARISTOTE. Eth. Nic. X, 7, 1177 b 3016 ). Ce pourquoi la peut être apprise par le jeune homme, alors que l'art de la conduite de la vie suppose l'expérience17 . Mais qu'est - ce que l'homme en tant que créature temporelle et mortelle peut en attendre pour mieux comprendre et mieux diriger sa vie ? Il vaut sans doute mieux à l'homme de méditer le vers de PINDARE : "Il faut qu'un mortel ait des pensées mortelles" ( Isth. IV, 16)18 . PASCAL lui - même ne s'y trompe pas quand il voit dans le géomètre qui n'est que géomètre un artisan19 .
On peut alors comprendre que PLATON demande que soit franchi le seuil qui sépare les sciences de la philosophie : la géométrie demeure une propédeutique. Encore faut - il déterminer pourquoi elle ne peut être qu'une propédeutique.
Si la philosophie succède à la géométrie comme aux autres sciences, c'est parce qu'elle se situe par rapport à elles : les prolonge, les fonde, les unifie, et parce qu'elle traite de ce dont elles ne traitent pas parce qu'elles ne peuvent pas le traiter.
La philosophie achève, unifie et fonde les sciences. Il existe, en effet, plusieurs sciences ; néanmoins elles sont toutes également science. Pourquoi donc y - t - il plusieurs sciences et non pas une seule ? Si les sciences se distinguent par leur objet respectif, leur but est identique : démontrer ; leurs objets sont parfois les mêmes quoiqu'ils soient considérés sous des aspects différents ; ces objets partagent au moins cette propriété d'être des objets quel que soit leur statut (réalité extérieure ; représentation ou construction). La philosophie a longtemps désigné l'ensemble des connaissances, - ainsi NEWTON (1642 - 1727) rédige des Principes mathématiques de philosophie naturelle (1690). La philosophie comme métaphysique s'est voulu la discipline unificatrice et fondatrice des sciences. Elle les fonde et les unifie en leur donnant leur premiers principes. DESCARTES représente la philosophie, c'est - à - dire le savoir, sous la forme d'un arbre dont les racines sont les principes de la métaphysique20 . La métaphysique est la sciences des premiers principes et des premières causes21 . Particulièrement elle est philosophie première qui étudie ce qui fait que chaque objet est ce qu'il est d'abord parce qu'il est : cette philosophie première porte alors sur l'Etre et non plus sur les étants : "Il y a une science qui étudie l'Etre en tant qu'être et les attributs qui lui appartiennent essentiellement", ARISTOTE. Mét. G, 122 .
La philosophie introduit de nouveaux objets de recherche que les sciences ne peuvent ou ne veulent pas étudier. La philosophie est aussi éthique : discipline qui détermine et évalue les premiers principes du comportement bon, juste ou souhaitable. Parmi, les premiers philosophes, les écoles épicurienne (EPICURE : 370 - 240), stoïcienne (ZENON de CITTIUM : 335 - 264), cynique (CRATES, DIOGENE de SINOPE) sont des lieux d'éducation et de formation morale. La science ne peut pas prendre en charge la recherche éthique : de la description à la prescription, il y a solution de continuité (le problème de HUME). Il reste que les écoles philosophiques ne séparaient pas l'étude des sciences de celles de la philosophie. La tripartition : logique, physique, éthique était fréquente. Le stoïcisme même ne séparait pas ces trois disciplines23 et figurait cette unité par les images de l'animal, de l'oeuf, du champ, de la Cité24 .
La philosophie est aussi conversion : retour au monde et à soi. Son programme inclut à la fois une démarche phénoménologique et une démarche anthropologique. HUSSERL (1859 - 1938) préconise le retour aux choses mêmes, par quoi il entend la description de ce monde primitif et antérieur aux constructions théoriques des sciences dont il est le fondement, commun aux hommes : le Lebenswelt (Monde de la vie). Conversion au monde antérieur aux constructions scientifiques mais aussi conversion et retour à soi - même, la philosophie est l'effort de réalisation de cette maxime grecque : "Connais - toi toi - même" du temple de DELPHES. L'homme est pour lui - même l'objet de son étude : cette étude est d'abord celle de l'homme en tant qu'homme et dans ses rapports au monde, à la connaissance de ce monde, aux autres ; elle est aussi étude de l'homme en tant que personne. Il s'agit de ne pas s'ignorer : ne pas se prendre pour un autre (le milieu social, les parents) ; il s'agit de ne pas se méconnaître : ne pas surestimer ni se sous estimer. L'innovation de SOCRATE fut de faire descendre la philosophie du ciel sur la terre, des spéculations cosmologiques de ces penseurs, nommés depuis pré - socratiques, aux considérations des rapports des hommes entre eux. Et principalement des rapports des hommes à eux - mêmes. Le domaine de la philosophie est, selon KANT, circonscrit par trois questions : Que puis - je savoir ? Que dois - je faire ? Que m'est - il permis d'espérer ? . Trois questions qui rapportent à cette dernière : Qu'est - ce que l'homme ?25
La philosophie dispose d'un espace et d'un temps qui lui sont propres. Cet espace et ce temps sont clos par l'enceinte d'une école, réservés à l'étude, protégés des incertitudes de la participation à la vie de l'Etat et des servitudes de la production économique. Ce temps et ce lieu sont ceux qui sont propices à l'exercice philosophique qui, dit DESCARTES, doit être entrepris une fois en la vie26 pour ce qui est de l'évaluation exacte de nos connaissances, mais sans doute chaque jour en sa vie pour ce qui est de l'évaluation de notre personne et de nos actes. Ainsi, après avoir franchi le seuil qui sépare l'opinion de la connaissance, faut - il résolument franchir le seuil qui sépare la géométrie de la philosophie.