L'autobiographie.

 

A. Un exemple.

 

"Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.

Moi seul. Je sens mon coeur et je connais les hommes. Je ne suis fais comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu.

Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus".

J. - J. ROUSSEAU. Les confessions. livre I, I, 1 - 31 .

 


Le premier des Confessions est : je. "Je" est grammaticalement un sujet, sujet mis à la première personne du singulier. Je désigne précisément un individu.

Pourquoi dans une autobiographie ne pas s'en tenir à l'affirmation de ce je ? Le but d'une confession est de dire qui l'on est, et par ce "je" ROUSSEAU l'a dit.

En disant "je", l'essentiel d'une autobiographie est dit.

Néanmoins, ce n'est pas suffisant. Tous les hommes peuvent dire : je 2 . ROUSSEAU doit préciser quel je il est. Les Confessions s'ouvrent donc sur la volonté et en même temps sur l'impossibilité de dire : je.

 

1. "dans toute la vérité de la nature".

- 1. ROUSSEAU dit la vérité, ou plutôt il dit qu'il dit la vérité. Nulle garantie ne nous est donnée. Il faut le croire sur paroles.

RM. Des infidélités ont été commises par ROUSSEAU. Le biographe peut s'en assurer. Mais le lecteur contemporain ?

- 2. ROUSSEAU invoque la nature comme caution. La nature est un gage d'authenticité. Peindre sur nature, c'est peindre selon l'original, en reproduisant l'original.

- 3. Mais ROUSSEAU écrit sur lui tel qu'il se voit. Dès lors comment distinguer l'autobiographie et le roman autobiographique ?

L'autobiographie est - elle un document ou est - elle une fiction ?

 

2. "je dirai : voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus".

- 1. L'autobiographie qui doit parler du moi fait le récit des événements et des gestes du moi. Le moi a - t -il une réalité indépendante de ses faits et ses gestes ?

Suis - je ce que je fais ? Ne suis - je que ce que je fais ? Quelles actions retenir et revendiquer comme étant non seulement miennes mais propres à ma personne ?

- 2. L'autobiographie est un récit. A quelles conditions ce récit est - il possible ?

L'homme qui raconte, qui se raconte, raconte le passé ("(...) ce que j'ai fait (...)") comme s'il ignorait la suite ou bien comme s'il vivait à nouveau les événements qu'il rapporte.

La mise en scène n'est - elle pas inévitable qui consiste à créer ou à recréer de l'incertitude lorsque l'auteur lui - même connaît bien la suite ?

- 3. L'autobiographie peut - elle tout dire ? Hormis les aspects les plus intimes ou les plus estimés compromettants pour l'auteur comme pour ses proches, l'autobiographie peut - elle faire le récit de tout ce qui a eu lieu ?

Il est impossible de rapporter tous les faits d'une journée. De plus quel intérêt cela aurait - il pour l'auteur comme pour le lecteur ?

RM. Seul Yaweh sur l'Horeb peut dire d'une seule phrase : "Je suis qui je suis".

 

3. "Moi seul".

- 1. L'arrogance du moi qui veut se dire, et qui se prétend unique est manifeste. Cependant ROUSSEAU s'adresse à des "semblables".

Comment être unique et parler à des semblables ? Comment être ou se dire unique et pouvoir s'adresser à des semblables ?

- 2. Le moi peut - il se dire ? La singularité ne paraît pas pouvoir se dire. Se dire, c'est employer le langage ; mais le langage est commun : il ne peut pas exprimer la singularité.

C'est pour cela que ROUSSEAU est amené à poursuivre son récit après avoir dit : Je.

- 3. Ce moi s'adresse à d'autres : le récit autobiographique s'adresse à Dieu, juge des actions, et aux hommes, témoins et termes de comparaison de la singularité de ROUSSEAU.

Ce trait distingue l'autobiographie du journal intime qui n'est pas destiné à la lecture par d'autres.

 

Conclusion. Le projet autobiographique de ROUSSEAU soulève les trois questions suivantes : a. le moi et la connaissance authentique du moi, b. le moi et la connaissance authentique du moi par un récit de la vie de ce moi, c. le moi et la connaissance authentique d'un moi singulier par un récit qui s'adresse à d'autres.

 


B. Son analyse.

 

L'autobiographie est une réflexion sur soi ; elle est un récit ; ce récit s'adresse à d'autres, à un lecteur, à un public.

 

1. Une réflexion.

- 1. L'homme qui entreprend une autobiographie prend du recul ; il se met en retrait des autres. Il se regarde. Cette retraite permet un retour sur soi. Réfléchir c'est cela.

- 2. L'autobiographie est l'exhibition d'une différence ( "Je ne suis fais comme aucun de ceux que j'ai vus (...)"). La différence n'est pas seulement perçue ; elle est montrée. Ainsi, ROUSSEAU voulut - il exposer ses Dialogues sur le grand autel de Notre - Dame de Paris.

- 3. L'autobiographie est une conversion non pas vers Dieu, mais vers soi ("Je sens mon coeur (...)").

 

2. Un récit.

L'autobiographie est le récit du moi : le moi se raconte.

- 1. La vie est - elle donc un roman ? L'écriture, et non plus seulement le roman, permettrait d'exprimer, du moins de restituer une vie.

Comment l'écriture permettrait - elle de refaire une vie ? La chronologie est le plus souvent, - mais non pas toujours -, le subterfuge employé pour créer l'illusion rétrospective de la cohérence d'une vie.

- 2. L'autobiographie permettrait de restituer le sens d'une vie. L'autobiographie a parfois le sens d'une justification d'une vie ("je viendrai ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus").

- 3. L'autobiographie présente la vie de l'auteur comme un tout. Elle suppose une vie arrêtée, écoulée, révolue, sans avenir ou sans avenir tel que le passé comme le présent changent de sens.

 

3. Un lecteur.

La présence cherchée ou désirée du lecteur distingue l'autobiographie du journal intime.

- 1. Pourquoi lire une autobiographie ? Il ne s'agit pas de notre vie ; l'auteur nous est indifférent. En quoi la singularité d'une vie peut - elle intéresser d'autres hommes ?

L'expression va tout à l'inverse de la communication : plus on s'exprime, moins on communique.

- 2. Pourquoi l'auteur s'adresse - t- il à autrui ? Pourquoi rédiger une autobiographie et non pas un journal intime ? Qu'apporte la présence du lecteur ?

Le regard d'autrui importe : il est juge ou témoin (le ruban de Marion), ami ou rival (le bosquet avec Sophie), complice ou délateur (l'abandon des enfants).

En quel sens le lecteur d'une autobiographie est - il le "semblable" de l'auteur ?

- 3. Le moi de l'autobiographie est autant regardant que regardé : il décrit le milieu social qui l'entoure, cependant que son milieu le juge.

 


C. Les conséquences.

 

Ce que l'autobiographie peut nous apprendre sur la conscience :

 

1. Prendre conscience de soi.

Pourquoi prendre la peine d'écrire son autobiographie si ce n'est pour prendre conscience de qui nous sommes ?

- 1. "Prendre conscience" : cela demande un effort ("Je forme une entreprise (...)"). Cet effort a pour but de me faire connaître qui je suis.

- La conscience est ce par quoi je suis présent au monde et ce par quoi le le monde m'est présent, - et cela immédiatement.

A. La conscience est ce par quoi le monde m'est immédiatement, comme le montre la sensation. Perdre conscience, c'est n'avoir plus de sensations.

B. La conscience est ce par quoi je suis immédiatement présent au monde, comme le montre l'attention.

"Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous, que nous en sommes immédiatement connaissants"

R. DESCARTES. Méditations métaphysiques. Raisons qui prouvent l'existence de Dieu et la distinction qui est entre l'esprit et le corps humain disposées d'une façon géométrique3 .

- 2. Prendre conscience exige une reconstitution ("Où suis - je ?") ; prendre conscience de soi dans l'autobiographie exige une reconstitution des états du moi.

A. Quand la conscience est connaissance du monde extérieur, elle est conscience intentionnelle.

B. Quand la conscience est connaissance du monde intérieur, quand elle porte sur la personne que nous sommes, elle est : conscience de soi. La conscience de soi est l'effort par lequel le sujet sait qu'il est un sujet et qu'ainsi il forme une personne.

"Le mot de personne emporte un être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, qui peut se considérer soi - même comme le même (...)",

G. W. LEIBNIZ (1646 - 1716). Nouveaux Essais sur l'entendement humain. Livre II, chapitre 27, § 94 .

C. La conscience de soi exige ainsi l'attention et la mémoire.

"Toute conscience est donc mémoire, - conservation et accumulation du passé dans le présent"

H. BERGSON (1859 - 1941). L'énergie spirituelle. "La conscience et la vie", p. 55.

- 3. La conscience de soi n'est pas le sentiment de coïncider avec soi - même. La conscience de soi est le mouvement par lequel j'en viens à coïncider avec moi - même. Ainsi face au miroir, j'en viens à considérer la main, le visage, le corps que je vois comme étant miens.

RM. Il faut distinguer, avec LEIBNIZ, percevoir et apercevoir.

 

2. Le récit.

L'autobiographie est le moyen de prendre conscience de soi par le moyen de l'écriture.

- 1. Il n'y a pas de coïncidence immédiate de soi à soi. L'autobiographie n'est pas davantage l'introspection.

- 2. Le moi doit se manifester dans et par une réalité extérieure pour s'exprimer et pour ainsi se connaître.

L'oeuvre d'art, l'objet travaillé permettent au moi de se connaître.

Se réaliser dans une activité veut dire : se rendre réel, acquérir une réalité objective, une réalité dans un objet, une réalité qui est celle d'un objet. Se réaliser c'est se donner une présence dans le monde dans et par une activité.

Cf. le mot de SARTRE 6 : "Moi : vingt - cinq tomes, dix - huit mille pages de texte, trois cents gravures dont le portrait de l'auteur".

- 3. L'écriture peut -elle constituer un moyen satisfaisant pour parvenir à la conscience de soi ?

Si le langage apporte avec lui la clarté et la précision, par cela même il est incapable de restituer la vie de la personnalité.

"(...) le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu'il y a de stable, de commun et par conséquent d'impersonnel dans les impressions de l'humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle"

H. BERGSON. Essai sur les données immédiates de la conscience. Chapitre II7 .

 

3. La conscience de soi et la présence d'autrui.

Le texte autobiographique à la différence du journal intime cherche un public : il est destiné à autrui.

- 1. La présence d'autrui est nécessaire pour parvenir à la connaissance de soi. La conscience de soi qui semble être la chose la plus personnelle requiert la présence d'un regard.

- 2. Autrui n'est pas simplement un spectateur des états du moi ; il en est le témoin : témoin de l'authenticité du moi qui se raconte.

- 3. La présence d'autrui, supposée au moment de la rédaction de l'autobiographie, peut cependant fausser le regard que le moi porte sur lui - même.

"Un seul mandat : plaire ; tout pour la montre"
J. - P. SARTRE. Les mots8 .

 


  1. Cf. ROUSSEAU (1968, I), p. 43.
  2. Cf. En linguistique, je serait un shifter, un mot dont la signification varie avec la situation (papa, maman, ennemi, maison, ici, là, moi, lui ?).
  3. Cf. DESCARTES (1979), p. 259. Définitions, I.
  4. Cf. LEIBNIZ (1966), p. 200.
  5. Cf. BERGSON (1985 a), p. 5.
  6. Cf. SARTRE (1972), p. 158.
  7. Cf. BERGSON (1985 b), p. 98.
  8. Cf. SARTRE (1972), p. 29.

 

 


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