HEGEL (2).

 

"Nous n'avons donc conscience de nos pensées, nous n'avons des pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et que par suite nous les marquons de la forme externe, mais d'une forme qui contient aussi le caractère de l'activité interne la plus haute. C'est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l'externe et l'interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c'est une tentative insensée. Mesmer en fit l'essai, et, de son propre aveu, il en faillit perdre la raison. Et il est également absurde de considérer, comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle - ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu'il y a de plus haut c'est l'ineffable... Mais c'est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en réalité l'ineffable c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot. Ainsi, le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. Sans doute on peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose. Mais la faute en est à la pensée imparfaite, indéterminée et vide, elle n'en est pas au mot. Si la vraie pensée est la chose même, le mot l'est aussi lorsqu'il est employé par la vraie pensée. Par conséquent, l'intelligence, en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses"

HEGEL. Philosophie de l'esprit. § 463 .

 


"Je n'ai pas les mots pour le dire", dit - on parfois. "C'est que vous n'avez pas de pensée en tête", répondrait HEGEL. Nulle pensée ne préexiste au langage. PLATON définissait déjà la pensée comme un dialogue que l'âme se tient à elle - même ; ainsi, la pensée est du langage : penser, c'est se parler. HEGEL semble tirer les leçons du philosophe de l'Académie. Penser c'est se parler ; se parler c'est se dédoubler et le langage procure le moyen de ce dédoublement qui donne à la pensée existence, présence et corps. Le texte ne se hasarde pas ; il fait mouche par sa rigueur argumentative. Le mot est la condition de la pensée distincte, voire de la pensée réelle ; s'affranchir des mots, vouloir penser en dehors des mots, voue à l'indistinction, à la confusion et à la "fermentation" de la pensée folle. La distinction que les mots introduisent dans la pensée lui donne, outre la présence requise de la présence réelle, le moyen de se rapporter au monde extérieur et par cela de le connaître.

Néanmoins, comment la pensée pourrait - elle hésiter entre ses mots, si elle ne préexistait pas au langage d'une certaine façon ? et quelle pourrait être cette pensée antérieure aux mots ?

 


Le langage est la condition de la manifestation de la pensée et la révélation de la pensée à elle - même. HEGEL néglige résolument l'idée d'une pensée inconsciente, à plus forte raison écarterait - il comme absurde l'idée lacanienne d'une pensée inconsciente articulée comme un langage.

La pensée ne se précède pas et elle ne précède pas son énonciation. La pensée ne se précède pas en cela qu'il n'existe pas un état de la pensée antérieur à la conscience de la pensée. Penser c'est avoir conscience de cette pensée. Après DESCARTES qui les identifiait, HEGEL affirme de nouveau que penser c'est savoir que l'on pense. En l'absence de conscience, il le dira, il n'existe qu'un état de "fermentation". Mais "nos pensées", c'est - à - dire le contenu de la pensée, ne prennent existence que lorsqu'ils peuvent prendre forme ("nous n'avons des pensées déterminées et réelles"). Que nos pensées soient déterminées ou qu'elles soient réelles, c'est tout un. Une pensée qui ne serait pas déterminée ne serait pas une pensée du tout. Comment la pensée va - t - elle advenir à elle - même ?

Le processus par lequel elle advient à elle - même est un processus d'objectivation ("nous leur donnons la forme objective"). La pensée pour se connaître comme pensée, pour se manifester comme pensée, doit se représenter (se re - présenter) : il lui faut se dédoubler. Il lui faut trouver le moyen d'être au devant d'elle - même, d'être face à elle, comme face à un objet ("par suite nous les marquons de la forme externe"). La conscience n'est possible que par la résistance rencontrée par quelque chose d'autre ; la conscience de nos pensées ne sera possible que par la présence de nos pensées comme si elles étaient en face de nous, quoiqu'elles soient toujours en nous. Penser c'est bien se parler, s'adresser à soi - même comme si nous étions un autre. En un sens, penser c'est s'aliéner (alius : étranger), mais s'aliéner tout en demeurant soi - même : c'est en moi que je parle quand je pense ; c'est à moi que je parle quand je pense. le stratagème qui me permet de me rendre autre à moi - même, et, ce faisant, de penser. Ainsi, par les mots : "nous les [les pensées] différencions de notre intériorité". Mais ce n'est pas toute objectivation de la pensée qui me permettrait de penser.

Si pour prendre conscience de nos pensées, il faut leur donner une forme objective, alors HEGEL pourrait accorder ce rôle aux gestes, aux oeuvres, aux cris. Cependant, comme cette forme objective doit représenter la pensée, elle doit avoir avec elle des affinités. La forme chargée de représenter la pensée devra être : "une forme qui contient aussi le caractère de l'activité interne la plus haute", c'est - à - dire : la forme de la pensée. Le langage apparaît alors comme la solution de ce difficile problème : penser, c'est s'adresser à soi comme à un autre, mais à un autre qui ne doit pourtant pas être réellement un autre, - sous peine de folie. Le langage est le moyen de la pensée de se dédoubler et de se connaître comme pensée. Qu'entendre par langage ? HEGEL évoque le mot. Le mot s'oppose au cri par la distinction : il est fait de sons mais de sons conventionnellement assemblés et dotés d'une signification ("C'est le son articulé"). Dans le mot, l'interne, ou la pensée, prend la forme externe et objective de sons ("le mot, qui seul nous offre une existence où l'externe et l'interne sont si intimement unis"). Et quand HEGEL parle d'union intime il ne s'agit pas d'une clause de style : la pensée trouve dans le mot son élément. Le mot est du son ayant du sens ; il est une présence certes mais une présence signifiante.

 


Pas de pensée sans conscience de la pensée ; pas de conscience de la pensée sans le langage. Toute autre hypothèse est folie. Le détour et le détour par les mots est nécessaire pour penser.

La première des folies est de croire que la pensée peut s'affranchir des mots : "vouloir penser sans les mots, c'est une tentative insensée". Point de pensée en - dehors des mots. Et ce ne peut même être qu'une tentative. Il est vain de vouloir s'affranchir du détour des mots. Les mystiques comme MESMER pensent qu'une communication des esprits est immédiatement possible. Mais ce n'est pas dans la coïncidence de soi avec soi ou avec les autres (le sentiment de ne faire qu'un) que la pensée peut exister. Cette coïncidence immédiate conduit immanquablement à la folie, à la confusion mentale ("Mesmer en fit l'essai, et, de son propre aveu, il en faillit perdre la raison"). Pour penser, pour prendre conscience de ses pensées, il faut se dédoubler. Ce qui devrait être pathologique, et l'on peut songer au dédoublement de personnalité, est la condition même de la pensée saine. Penser c'est se dédoubler, se rendre présent à soi - même, mais par les mots.

La seconde des folies serait de prétendre penser avant les mots ou en dépit des mots. La pensée ne serait jamais authentique lorsqu'elle prend corps dans le langage. En prenant le corps des mots, la pensée se métamorphoserait et s'altérerait. En changeant de forme, elle changerait de nature. Certes, les mots seraient inévitables pour la pensée ("cette nécessité qui lie celle - ci au mot"). Mais ce serait à la façon d'un mal nécessaire, qui laisse entrevoir une pensée pure. Les mots seraient : "comme un désavantage et comme un défaut de la pensée". Désavantage, parce que la pensée brute nous échapperait toujours ; défaut, parce qu'il n'existerait pas de mots pour signifier, désigner, exprimer et communiquer ce que chacune de nos pensées a de singulier et de subjectif. BERGSON reviendra là dessus en dénonçant le règne du langage qui n'est rien d'autre que la marque de la puissance de la société sur l'individu, qui est le moule façonnant et transformant les sentiments et les émotions rebelles à la forme fixe et éternelle qu'ils se voient imposer. Croyance ordinaire... ; "opinion superficielle et sans fondement"...

Ces deux tentatives folles partagent la même assurance. Le dicible n'est pas toute la pensée ; il n'en est pas même la part la plus authentique. Pour les mystiques, comme MESMER, la pensée dicible est peu de chose ; pour BERGSON, elle sera une part inauthentique. Au - dessus du langage, par delà le langage, l'ineffable...L'ineffable exige la communion mystérieuse des esprits et des coeurs. Il ne reste de place qu'au silence de l'adoration, de la contemplation, de l'extase. Au pis, les arts rempliront cette mission d'atteindre aux confins de l'exprimable. La musique, diront SCHOPENHAUER et NIETZSCHE, exprime tout autre chose que les mots. SCHOPENHAUER fera de la musique l'expression de la Volonté qui est le principe ultime de la réalité phénoménale. NIETZSCHE entendra dans la musique de WAGNER ce chant tragique de DIONYSOS qui recouvre de beauté la déchirante vérité tragique.

"Mais c'est là une opinion superficielle et sans fondement" et HEGEL en a déjà expliqué les raisons au début de son propos.

 


Le langage entretient une relation essentielle à la pensée ; il en est la manifestation objective. Et avant d'y revenir HEGEL réglera son compte avec l'ineffable.

Ce qui échappe au langage échappe à la pensée : "en réalité l'ineffable c'est la pensée obscure" ; en réalité, l'ineffable n'est pas une pensée du tout. Penser c'est, étymologiquement, peser et la pesée ne s'accommode pas d'à peu - près : on ne pèse pas environ cent vingt grammes. De même, la pensée, c'est, comme le disait DESCARTES, la clarté et la distinction. Une pensée obscure n'est pas une pensée ; elle serait : "la pensée à l'état de fermentation", qui n'a pas de forme, qui n'a pas sa forme définitive et achevée et qui la cherche. La pensée en fermentation n'est vraiment pensée qu'avec le mot ("et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot"). "Chercher ses mots" ne signifie pas que la pensée existe et qu'elle poursuit les mots, un peu comme le pied cherche la chaussure à sa taille. Chercher les mots, c'est chercher sa pensée.

Et c'est pourquoi la pensée cherche ses mots. Le mot n'est pas le vêtement extérieur qui recouvre un corps de pensées déjà là, déjà formées et attendant d'être revêtues. "Le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie". Il est en effet le double de la pensée, la manifestation dans laquelle certes mais surtout à partir de laquelle la pensée existe. Sans les mots, point de pensées. La pensée est parlante ou elle n'est que fermentation. Ainsi s'explique que le mot une fois prononcé la nébuleuse de sentiments qui s'agitaient en nous prend rétrospectivement forme : ce que je ressentais, et ce que je ressentais confusément, c'était donc de l'amour. Et l'amour a un nom. Nommer c'est faire, c'est faire être, c'est faire advenir ce qui s'agitait en nous pour notre plus grande perplexité. Parler de ce que j'éprouve, c'est enfin savoir ce que j'éprouve, - et que j'ignorais avant cette nomination. Mais comment expliquer alors que la pensée cherche ses mots ? ("Sans doute on peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose"). Toute vraie pensée est une pensée qui se sait, une pensée qui se nomme ou une pensée qui parle ("Mais la faute en est à la pensée imparfaite, indéterminée et vide, elle n'en est pas au mot"). Cette pensée "imparfaite, indéterminée et vide", c'est la même : l'imperfection, l'indétermination et la vacuité sont les trois noms de ce "flux", de cette pensée qui "fermente", qui n'est pas achevée, qui n'a pas de forme et qui, ainsi, n'a pas de contenu.

Le mot est la présence objective de la pensée. Il s'ensuit que par le mot la pensée se pense et se connaît ; il s'ensuit aussi que par le mot la pensée saisit la chose elle - même. La "vraie pensée est la chose même". Pour HEGEL, nulle séparation entre le monde extérieur et la pensée. Le monde extérieur, en tant qu'il est connu, pensé, et donc nommé puisque telle en est la condition, ce monde extérieur est représenté dans la pensée : connaître c'est retrouver en soi ce qui était au dehors de soi. Connaître, c'est non seulement supprimer l'étrangeté de la chose qui suscitait l'étonnement ("Qu'est - ce donc que cela ?"), c'est surtout supprimer l'altérité de la chose. Lorsqu'elle m'est connue, la chose m'est non seulement familière, mais elle est encore quelque chose de moi : elle est en moi puisque je sais ce qu'elle est. La condition de la connaissance de la chose est la dénomination comme la connaissance des lois de la nature sera un ensemble de jugements : le mot est donc lui aussi la chose même ("Si la vraie pensée est la chose même, le mot l'est aussi lorsqu'il est employé par la vraie pensée"). Ainsi, le mot n'est pas seulement la présence objective de la pensée qui se représente à elle - même, de la pensée en tant qu'elle est consciente, le mot est aussi la présence signifiante de la réalité extérieure dans la pensée ("Par conséquent, l'intelligence, en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses"). Le mot est dans la pensée la présence de la chose extérieure.

 


Sans le mot, point de pensée : point de pensée consciente, c'est - à - dire : point de pensée du tout ; point de pensée savante. Le mot est la manifestation de la pensée : la pensée est parlante, ou bien elle est inchoative, elle cherche sa forme authentique. Il est aussi la présence des choses dans la pensée. Le langage joue donc ce rôle d'intermédiaire entre le sens et la présence, qui permet à la pensée de prendre conscience de ce qu'elle est, de ce qu'elle pense et de ce qu'elle éprouve, et qui permet à la réalité extérieure d'être transparente et accessible à la pensée. Cependant, pourquoi retirer, comme le fait HEGEL, le nom de pensée à ce "flux" en nous ? Les psychanalystes lui reconnaîtront cette identité. Certains y verront même une forme symbolique, et la plus haute de toutes : LACAN affirmera que l'inconscient est structuré comme un langage. Néanmoins, c'est là un ultime témoignage en faveur de la thèse du texte : le mot et le langage sont essentiels à la pensée.

 

 

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