HEGEL.

 

 

"Lors donc que le texte, en tant qu'oeuvre d'art poétique, présente par lui - même une valeur indépendante, il ne peut attendre de la musique qu'un appui très léger, comme c'était le cas des choeurs du drame antique où la musique ne jouait que le rôle subordonné d'un simple accompagnement. Si c'est, au contraire la musique qui se présente avec des prétentions à une valeur indépendante, c'est le texte qui, dans son exécution poétique, doit être plus superficiel et s'en tenir à l'expression de sentiments et de représentations tout à fait généraux. Les élaborations poétiques de pensées profondes sont aussi peu compatibles avec un bon texte musical que les descriptions d'objets extérieurs et la poésie descriptive en général. Des lieder, des textes d'opéra, des textes d'oratorios, etc., peuvent ainsi, au point de vue purement poétique, être maigres et d'une certaine médiocrité ; pour que le musicien ait toute liberté d'action, le poète ne doit pas chercher à se faire admirer"

HEGEL. Esthétique. III1 .

 


Quels rapports doivent entretenir le texte et la musique dans une pièce faisant appel et à la littérature et à l'art musical ? Pour qu'ils puissent aller ensemble, il apparaît à HEGEL qu'ils doivent se mettre l'un au service de l'autre, que l'un perd son indépendance quand il s'adjoint l'autre. Il envisage chacun de ces deux types de dépendance : dépendance de la musique à l'égard du texte ; dépendance du texte à l'égard de la musique. Davantage, le propos de HEGEL est prescriptif et normatif. Il ne propose pas seulement des faits ou des constats : l'auteur, averti en matières artistiques, ne manque pas cependant d'en rappeler quelques exemples des plus célèbres. Il s'agit d'un art poétique dans lequel l'auteur affirme qu'il ne saurait en aller autrement : un auteur doit se plier aux règles du compositeur ; un compositeur doit se plier aux règles de l'auteur.

Que valent ces prescriptions qui entendent régler à l'avenir les rapports de la musique et du texte ?

 


Deux traits frappent le lecteur : la simplicité de la construction de ce texte ; l'appel à des exemples qui renforcent le sentiment de conviction comme il éclaire encore le lecteur sur le propos tenu.

L'auteur envisage, comme première possibilité des rapports des deux arts musical et littéraire, celle où le texte est : "oeuvre d'art poétique". Le texte ici a un statut d'oeuvre ; il existe alors par lui - même et en lui - même : il existe comme oeuvre poétique avant la musique qui lui sera donnée. C'est pourquoi il présente : "présente par lui - même une valeur indépendante". Cette indépendance signifie que sans la musique qui lui sera apportée, il serait encore oeuvre poétique. La musique lui est moins apportée que rapportée. Ainsi de celle - ci ne peut - il attendre : "qu'un appui très léger". Un exemple illustre le propos : les "choeurs du drame antique où la musique ne jouait que le rôle subordonné d'un simple accompagnement. ". La musique ici accompagne : elle demeure à côté du texte ; au mieux, elle est à son service. Demeure alors la question de savoir pourquoi il faudrait mettre de la musique sur un texte qui sans cela garderait toute sa force et toute sa valeur.

L'autre possibilité des rapports entre musique et texte est symétrique : "Si c'est, au contraire la musique qui se présente avec des prétentions à une valeur indépendante". La musique devient l'oeuvre d'art avec une : "valeur indépendante". En ce cas, si texte il y a, il doit présenter certains caractères ("superficiel" ; "l'expression de sentiments" ; "tout à fait généraux"). "Superficiel", le texte poétique présent dans, ou avec, la musique ne saurait représenter ou exprimer des: "pensées profondes". Le texte poétique ne doit pas chercher à valoir pour lui - même, ni exceller dans le genre qui est le sien : l'expression de pensées profondes. Il ne doit rien dire qui se rapporte à la vie d'un homme ou d'un personnage : c'est le rôle de la musique que de présenter les subtilités des mouvements de l'âme de l'auteur ou du personnage sur scène (pour l'opéra). Pourtant le texte d'une pièce musicale doit présenter certains caractères : il ne doit pas décrire ("descriptions d'objets extérieurs et la poésie descriptive"). Sans doute, est - ce alors le rôle de la musique que de restituer une atmosphère.

Le texte prend l'allure d'un art poétique : le propos est normatif et prescriptif. L'auteur ne se contente pas de proposer des exemples venant étayer ses positions. Il affirme qu'il faut faire comme il l'a montré : "doit être plus superficiel" ; "le poète ne doit pas chercher". Cela vient peut - être moins d'une prise de position arbitraire que d'une analyse des possibilités et des limites de chacun des deux arts considérés : la poésie ne peut pas décrire sans ennuyer, sans contraindre la musique à faire redondance sur ce qu'elle dit, ou sans écraser la tâche de la musique ; la musique ne peut pas prendre le devant de la scène sans étouffer l'écoute d'un texte. Des deux arts, il semble bien que le plus puissant soit la poésie : c'est à elle que l'auteur demande de se faire médiocre et maigre ("au point de vue purement poétique, être maigres et d'une certaine médiocrité"). Le poète doit chercher à se faire humble pour que le travail du musicien prenne son ampleur ("pour que le musicien ait toute liberté d'action, le poète ne doit pas chercher à se faire admirer") ; des deux artistes, il apparaît le plus virtuose, le moins limité par son matériau : le langage.

HEGEL propose des exemples à l'appui de sa thèse. Etranges exemples qui semblent bien plutôt l'emporter que la soutenir. En effet, les textes des lieder, des livrets d'opéra ont - ils cette maigreur que l'auteur leur prête si facilement ?

 


Que doivent être, du moins que peuvent être les rapports de la poésie et de la musique ? L'auteur choisit de faire la part belle à la poésie et lui demande de s'effacer pour que naisse la musique. Mais que penser de cette position ?

A quoi bon mettre de la poésie sur des pièces musicales si les paroles doivent être insignifiantes, si elles n'apportent rien, si elles doivent même rester incompréhensibles ? A cet argument facile, il est possible de répondre que ce qui importe dans une pièce musicale, ce n'est pas la qualité du texte, - mais c'est la qualité de la voix qui va le dire. Peu importe que le texte du lied soit pauvre, pourvu que la voix du baryton soit belle. Et d'ailleurs prenons - nous moins de plaisir pour entendre des morceaux interprétés dans une langue inconnue ? Le plaisir est - il moindre pour entendre chanter en italien, - si c'est la Callas qui chante ?

Pourtant, le texte doit bien importer : sans cela, sans aller à lui substituer des vocalises (le scat du jazz), il serait possible de prendre des pièces de faible valeur. Or FAURÉ choisit des textes de VERLAINE, de BAUDELAIRE. WAGNER est si attaché à la valeur du texte du cycle du Ring qu'il a lui - même rédigé le livret. Et même DA PONTE se croyait le seul vrai auteur de Don Giovanni, - MOZART n'ayant été qu'un illustrateur. Peut - on croire que Cosi fan tutte ne dise rien sur les rapports des hommes et des femmes, sur leur inconstance ou sur la place que tient l'imagination dans la séduction ? Le texte occupe donc une place de fait importante dans les pièces musicales. Cette place est non seulement celle de l'occasion offerte à la voix de se manifester ; elle est d'apporter à la musique le moyen de nuancer le texte, de jouer sur l'interprétation littérale de celui - ci. Le Pinkerton de Madama Butterfly déclamerait une vraie déclaration d'amour, s'il n'était chanté par un baryton : le rôle de l'amoureux vrai et sincère est dévolu au ténor. Sa flamme est moins celle de l'amour que celle du désir, - et la composition musicale dissipe le doute que le texte isolé pourrait laisser planer.

La thèse de HEGEL ne se comprend que si l'on se souvient qu'il distingue d'abord deux arts qu'il veut ensuite rapprocher. La poésie comme la musique ont une valeur indépendante l'une de l'autre. Si ces deux arts étaient vraiment indépendants, comment et surtout pourquoi les rapprocher ? Peut - être ROUSSEAU défend - il avec plus de raison l'union primitive du son et du sens. Si les premières langues du Sud sont nées de l'amour et du plaisir et que, pour cette raison, elles sont chantantes, alors il apparaît vain de chercher ailleurs le lien de la musique et de la poésie : l'opéra est un seul et même art. Il s'y exprime des sentiments qui ne peuvent pas trouver autrement à s'exprimer : la musique et la poésie sont indissolublement unis parce que la première est le seul moyen pour la seconde de se faire comprendre : "(...) elle [la mélodie] n'imite pas seulement, elle parle (...)" (ROUSSEAU. Essai sur l'origine des langues. XIV2 ) . Ce pourquoi, ajoute ROUSSEAU, certaines langues sont faites pour plus particulièrement adaptées au chant, - évidemment l'italien pour l'opéra.

 


Ce n'est donc pas à bon droit que HEGEL tient un propos prescriptif et particulièrement ce propos prescriptif. En effet, il ne parle plutôt de l'art de son temps que de l'art en lui - même. Il peut être vrai qu'une poésie raffinée, par exemple celle de HÖLDERLIN, son contemporain ne se prêterait que difficilement à la musique. Mais une poésie plus simple, plus spontanée, plus expressive serait elle - même musique. En ce sens, il est vain de parler de l'opéra comme d'un art combinant deux autres arts (musique et littérature) : il est un art propre et autonome.


  1. Cf. HEGEL (1979, III), p. 332 - 333.
  2. Cf. ROUSSEAU (1990), p. 124.

 

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