"Un honnête homme n'est pas obligé d'avoir vu tous les livres, ni d'avoir appris soigneusement tout ce qui s'enseigne dans les écoles : et même ce serait une espèce de défaut en son éducation, s'il avait trop employé de temps en l'exercice des lettres. Il y a beaucoup d'autres choses à faire pendant sa vie, le cours de laquelle doit être si bien mesuré, qu'il lui en reste la meilleure partie pour pratiquer les bonnes actions, qui lui devraient être enseignées par sa propre raison, s'il n'apprenait rien que d'elle seule. Mais il est entré ignorant dans le monde, et la connaissance de son premier âge n'étant appuyée que sur la faiblesse des sens et sur l'autorité des précepteurs, il est presque impossible que son imagination ne se trouve remplie d'une infinité de fausses pensées, avant que cette raison en puisse entreprendre la conduite : de sorte qu'il a besoin par après d'un très grand naturel, ou bien des instructions de quelque sage, tant pour se défaire des mauvaises doctrines dont il est préoccupé, que pour jeter les premiers fondements d'une science solide, et découvrir toutes les voies par où il puisse élever sa connaissance jusqu'au plus haut degré qu'elle puisse atteindre"
DESCARTES. La recherche de la vérité par la lumière naturelle.
C'est d'un idéal dont il s'agit dans ce texte : idéal de vie, idéal d'homme, idéal de connaissance, - d'un idéal de vie proprement humaine. DESCARTES dépeint la vie d'un honnête homme, celle d'un homme moins tourné vers la connaissance que porté à : "pratiquer les bonnes actions". Pour agir bien cependant, il faut savoir. Non pas tout savoir, non pas détenir ce savoir de tout homme, mais savoir ce qui importe à la conduite de la vie et constituer soi - même ce savoir. Après avoir repris le thème classique, depuis le De brevitate, de la vanité d'une soif d'érudition, l'auteur souligne néanmoins que l'homme par nature ne peut pas disposer ni immédiatement ni facilement de l'usage de sa raison tant que prédominent les facultés irrationnelles et la sujétion à d'autres hommes, - et qu'il n'y peut que difficilement accéder: "un très grand naturel" ou "des instructions de quelque sage" sont requis.
Cet idéal n'est - il pas trop ambitieux pour un homme préoccupé plutôt des affaires de la vie que soucieux et de fonder son savoir et d'agir avec bonté ?
Au sortir de la Renaissance, DESCARTES suggère dans ce texte un idéal de vie qui se démarque singulièrement de la lettre de Pantagruel à son fils : "Somme, que tu soy un abisme de science", préconisait RABELAIS. Mais c'est là un ambition gigantesque, - une ambition de géants, pour des géants. DESCARTES veut faire l'homme : un honnête homme.
L'honnête homme de DESCARTES n'est ni un érudit ni un scolastique. Son savoir n'est pas livresque seulement ni principalement. Depuis SENEQUE, les arguments contre l'érudition sont bien connus. L'ambition serait vaine : "d'avoir vu tous les livres", - une vie humaine n'y suffirait pas. Le souci serait inutile : "d'avoir appris soigneusement tout ce qui s'enseigne dans les écoles" ; les écoles sont nombreuses et elles se contredisent comme le notait la première Partie du Discours de la méthode. Des disciples qui ne sauraient s'élever plus haut que leur maître, (et DESCARTES songe à ARISTOTE dans la sixième partie du même Discours), ne sauraient instruire. Pourtant ce ne sont pas ces arguments qui seront ici exposés. "ce serait une espèce de défaut en son éducation", objecte DESCARTES. L'érudition est : "une espèce de défaut", et ce défaut consiste en un manque : un manque de temps ("s'il avait trop employé de temps" ; "appris soigneusement"). Il ne s'agit pas d'apprendre mais de vivre, comme le disait LUCRECE. La connaissance est du temps démesuré, un temps hors de mesure avec les exigences d'une vie proprement humaine ("le cours de laquelle doit être si bien mesuré"), laquelle doit être tournée vers les actions bonnes ("pour pratiquer les bonnes actions"). Il ne s'agit pas d'opposer la connaissance à la vie, mais une certaine connaissance, sur laquelle le texte s'expliquera, à un certain exercice de la vie : vivre bien. La critique de cette érudition est surprenante en cela qu'elle porte sur les "lettres", - sur la connaissance des humanités dont le lecteur pourrait penser qu'elles sont plus propres que d'autres disciplines à éclairer le sens d'une vie. Peut - être, faut - il se souvenir du projet cartésien de substituer une philosophie toute pratique à la philosophie spéculative des écoles dont le discours ne change effectivement rien. Mais il semble que l'auteur récuse moins les lettres que : "l'exercice des lettres". Il ne s'agit pas de s'exercer dans les lettres, - mais de s'exercer dans la vie : "pour pratiquer les bonnes actions". La durée de la vie n'est pas seulement trop courte selon un autre adage antique, elle est encore inégale : "la meilleure partie" doit être consacrée à l'action et aux actions bonnes. Mais si l'érudition et le savoir scolastique sont inutiles, pourquoi les hommes ne servent - ils pas de leur propre raison ?
En effet, la pratique des "bonnes actions" serait pour l'auteur le fait de la raison de chacun ("enseignées par sa propre raison"). Faut - il comprendre par là qu'une action est bonne quand elle provient de la raison de chacun ? ou bien fait - il comprendre qu'une action est bonne quand elle est déterminée par la raison tandis que l'érudition n'enseignerait qu'un savoir irrationnel de sorte qu'il serait vain de l'écouter ? Il semble que la dernière réponse soit celle de DESCARTES. "s'il n'apprenait rien que d'elle seule", l'homme ne pourrait jamais se méprendre sur les bonnes actions à pratiquer. Mais voilà le malheur : "il est entré ignorant dans le monde". Si la raison est universelle, l'exercice de la raison a une évolution et il a une histoire : "avant que cette raison en puisse entreprendre la conduite" d'autres facultés ont été sollicitées et fortifiées. L'exercice de la raison a une évolution parce que la raison n'apparaît pas telle MINERVE tout armée de la cuisse de JUPITER. La raison est précédée par d'autres facultés : la "connaissance de son premier âge n'étant appuyée que sur la faiblesse des sens". L'enfant n'a pour appui que ses sens. Faible appui en vérité que ces sens dont le témoignage est changeant et trompeur,- DESCARTES sait se souvenir des Sceptiques. Cette évolution est naturelle : elle est conforme à la nature de l'homme et à sa temporalité. Mais la raison a une histoire, - et là réside le vrai danger. Cette histoire consiste dans la singularité de chaque enfance. Certes, tout enfant, du moins tout enfant de bonne naissance, connaîtra "l'autorité des précepteurs", mais chacun de ces précepteurs avec ses goûts, ses humeurs, ses connaissances plus ou moins étendues ("il est presque impossible" semble apporter cette nuance) pèsera sur l': "imagination" de chacun. Et cette influence sera déterminante : elle remplira la raison : "d'une infinité de fausses pensées". Non seulement parce que les précepteurs seront ignorants ou seulement médiocres, parce qu'ils sont précepteurs : parce qu'ils imposent des connaissances qui viennent de l'extérieur et par autorité dans l'esprit de l'enfant. Ce hasard de l'enfance qui placera tel enfant dans les mains d'un précepteur plus ou moins avisé et savant sera le destin de l'adulte : ces "fausses pensées" pèseront comme préjugés dans la vie de la raison. Il est : "presque impossible" d'éviter cela et il faudra, s'il faut en croire ce texte, un pareil heureux effet de la chance pour parer à cette sujétion de la raison.
Si par hasard, l'enfant peut échapper aux fausses pensées de l'imagination, il ne pourra pas guère échapper aux faiblesses des sens : "de sorte qu'il a besoin par après...". DESCARTES va proposer une réparation à des maux inévitable. Il faudra faire un recours mais ce recours apparaît si chanceux qu'il est permis de douter de son efficacité. Il faudra en effet : "très grand naturel", une disposition naturelle très grande pour remédier aux défauts de la nature. Ici, la nature guérit de la nature : la faiblesse des sens peut parfois être compensés par une capacité innée à se défaire de la croyance en leur fiabilité. Que peut être cette capacité ? - une défiance innée, une capacité d'attention plus grande, une volonté qui sait résister aux incitations pressantes des sens ? Comme il y a une magnanimité en morale, il y aurait une force naturelle et innée à disposer de sa raison. L'autre recours est plus chanceux encore en cela qu'il dépend d'une rencontre d'une part, et que cette rencontre pourrait tout aussi bien s'inverser et produire des résultats néfastes d'autre part. "des instructions de quelque sage" : ici, l'histoire guérit de l'histoire. L'histoire a donné tels précepteurs à l'enfant ; elle pourra donner à l'adulte de rencontrer tels sages qui saura le guider vers plus de liberté dans l'usage de sa raison. Or ces "instructions" pourraient fort bien qu'une autre forme de sujétion et à : "l'autorité des précepteurs" succéderait l'autorité des sages. Il s'agit de se souvenir que DESCARTES lui - même a composé les Principes de la philosophie afin d'être lu et compris des étudiants de son temps, afin de les libérer de l'obscurantisme scolastique, - pour leur donner une physique cartésienne non moins fallacieuse cependant. Il s'agit en effet de réaliser deux tâches : l'une toute négative et thérapeutique ("se défaire des mauvaises doctrines dont il est préoccupé"), l'autre constructive ("pour jeter les premiers fondements d'une science solide"). Les deux tâches sont solidaires : il ne s'agit pas de faire le vide, mais de déblayer et de préparer le terrain aux connaissances solides. L'entreprise est celle des Méditations : après le doute radical de la Première Méditation viendront les fondements de toute connaissance possible des cinq dernières parties. Il s'agit d'une entreprise métaphysique à laquelle est convié celui qui veut user pleinement, entièrement, exclusivement de sa raison ("les premiers fondements d'une science solide"). Cette connaissance solide ne cherchera pas à être complète et en cela elle se distingue radicalement de l'érudition : elle cherchera à rester dans la certitude aussi loin qu'elle le pourra ("il puisse élever sa connaissance jusqu'au plus haut degré qu'elle puisse atteindre"). La Lettre - Préface des Principes de la philosophie nous renseignent sur cette construction de la philosophie qui, tel un arbre, en croissance et en continuité donnera ses fruits dans la plus haute et plus parfaite morale. Car en effet : "pratiquer les bonnes actions" doit occuper : "la meilleure partie" de la vie.