DESCARTES (2).

 

"Combien de fois m'est - il arrivé de songer, la nuit, que j'étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? Il me semble bien à présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je remue n'est point assoupie ; que c'est avec dessein et de propos délibéré que j'étends cette main, et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m'arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices concluants, ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu'il est presque capable de me persuader que je dors"

DESCARTES. Méditations métaphysiques. I .

 


Dormir les yeux ouverts est - ce encore dormir, ou est - ce déjà veiller ? Le propos de DESCARTES tire sa force de sa capacité à retourner la situation la plus évidente, celle de la relation au monde extérieur et de son appropriation, en une relation soudainement trouble et mystérieuse. Tout autant que par la distinction discutée de la veille et du sommeil, le texte importe par la mise en question de notre rapport familier et cependant inconnu au monde, de l'engagement de notre corps dans la réalité extérieure. L'auteur procède à l'analyse du sentiment de la réalité et de ses formes, pour montrer qu'il n'existe aucun indice concluant pour nous convaincre que nous ne dormons pas.

Mais ne pas disposer d'arguments concluant à la certitude de la veille, cela suffit - il à convaincre que nous rêvons ?


Le propos n'est pas théorique ; il est la description d'une situation, familière et rassurante. L'étonnement qui suivra l'analyse n'en sera que plus fort.

L'exemple choisi est des plus propres à persuader que nous ne dormons pas, quelque doute que nous puissions nourrir. Sa familiarité vient de sa fréquence ("Combien de fois m'est - il arrivé de songer (...)"), de sa communauté : qui ne fait de rêves tels que celui de DESCARTES ? La scène est rassurante : le lit ; le feu du foyer ; la chambre. Tout dans cet exemple respire la paix, le confort et le repos de la certitude. Nul doute encore : c'est maintenant qu'il est éveillé que DESCARTES rapporte le rêve d'une confusion entre le rêve et la veille. Si le rêve confond la veille et le réel, en revanche la veille dissipe cette incertitude : éveillé, je ne saurais plus douter que je veille, que j'ai rêvé et donc que je ne rêve plus.

"Il me semble bien à présent..." que je ne dors pas. Il s'agit bien d'une semblance et cette semblance que l'auteur va examiner. Quels en sont les motifs ? Dans l'état de conscience veille, la conscience est tournée vers le monde extérieur : "ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier". La certitude de la veille provient de cette orientation de la conscience vers les objets qu'elle ne construit pas, qu'elle n'imagine pas et qui s'imposent à elle. Elle provient encore du rapport particulier au corps ("(...) cette tête que je remue n'est point assoupie (...)" ; "(...) cette main, et que je la sens (...)"). Veiller ou dormir : ce n'est pas la même relation à son corps. Le dormeur perd la notion immédiate de son corps pour disposer peut - être d'une représentation de celui - ci : le corps du dormeur entre dans la représentation assoupie du dormeur : il rêve qu'il vole ; qu'il reçoit un coup. Mais le corps du dormeur est un corps rêvé, et un corps rêvé qui sera formé par les affections présentes du corps vigilant. L'impression de froid du corps vigilant provoquera le rêve de chute du corps rêvé. Le corps du dormeur est un corps intériorisé, entré dans la représentation. Il reste le dernier indice : "c'est avec dessein et de propos délibéré que j'étends cette main". Je reste maître de moi, de mon corps, de la relation de mon corps à l'espace extérieur quand je veille.

Plusieurs critères donc peuvent m'assurer que je ne suis pas dans mes représentations mais bien dans le monde qui m'entoure : "ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci". La clarté de chaque sensation, de chaque contenu de la représentation est donnée la première. Les images des rêves sont obscures : ce qu'elles représentent ne m'est pas toujours connu. Chaque représentation de l'état de veille dispose d'une force intrinsèque : rien en elle ne me résiste quand je veux l'examiner. Son sens, son contenu me sont immédiatement accessibles. Il ne me faut pas une longue réflexion pour comprendre que j'étends la main, que je veux l'étendre et qu'elle s'empare de cet objet. La distinction est le second critère : chaque représentation de la veille ne se confond pas avec une autre. Une sensation colorée, le rouge d'un rideau, conserve une certaine identité ; elle ne se confond pas avec le vert de la couverture. Or les sensations du rêve ont cette étrange vertu de compénétration qui font que les couleurs se mêlent, que les visages sont ceux de plusieurs personnes, tour à tour. L'identité et la permanence ne sont pas garanties dans les sensations du rêve. Il reste un dernier critère : la comparaison de la veille et de la réalité ne semble possible que dans l'état de veille ("Combien de fois m'est - il arrivé de songer" ; "en y pensant soigneusement, je me ressouviens"). La veille fait place au jeu des opérations intellectuelles de la mémoire et de l'imagination. Je peux, étant éveillé, me souvenir d'un rêve, comparer son contenu à celui d'un état de la veille. Mais c'est ce jeu des opérations intellectuelles qui, précisément, introduira le doute : "Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir été souvent trompé" ; "Et m'arrêtant sur cette pensée...".


"Mais, en y pensant soigneusement...". DESCARTES réfléchit, c'est - à - dire qu'il revient, sur cette expérience. La réflexion va produire un retournement : le plus familier va devenir le plus étrange. En cela, le texte est du fantastique.

La réflexion sur cette expérience est "soigneuse" ; elle demande des efforts. Le doute est permis mais il n'est pas premier, ni spontané, ni immédiat. Le doute va naître d'une considération qui sollicite l'étude, la sagacité et des connaissances. Qui douterait de veiller s'il s'en tenait aux impressions immédiates de la veille ? La suspicion sur l'état de veille est le fruit d'un raisonnement qui n'a rien de commun : "je me ressouviens d'avoir été souvent trompé". Le doute vient du souvenir de la déception et de la tromperie : ce qui m'a trompé peut encore et maintenant me tromper alors même que je crois être le plus assuré de veiller. Il s'agit donc de l'extension d'expériences malheureuses au cas présent. Cette extension est renforcée par la ressemblance de ces expériences fâcheuses avec celle que je suis en train de vivre et qui paraît présenter tous les caractères de la vérité ("de semblables illusions"). Ainsi, alors que les différences étaient accentuées dans la description de l'expérience, elles semblent maintenant estompées.

Il n'existe donc pas d'indices assurés pour départager la veille et le rêve. DESCARTES ne cherche des indices concluants dans le contenu perceptif du rêve : il appuie son doute sur la seule considération du raisonnement qui étend au présent le souvenir des déceptions passées ("Et m'arrêtant sur cette pensée (...)"). "(...) il n'y a point d'indices concluants, ni de marques assez certaines (...)" pour assurer de la veille : le rêve lui - même ne présente aucun caractère par où je pourrais distinguer le contenu imaginaire de la conscience avec le contenu de la conscience vigilante. La certitude de DESCARTES va donc se retourner en incertitude par le procédé le plus artificiel : un raisonnement qui ne conclut pas à l'existence de la veille va conclure, et sans doute avec un tour sophistique, à l'existence du rêve. Parce que je n'ai pas de moyen sûr de savoir que je suis éveillé, je serai peut - être en train de rêver.

"(...) j'en suis tout étonné" et cet étonnement est lui - même étonnant. L'étonnement concerne une relation à ce qui est nouveau et quoi de plus familier que le rêve, que la veille, que la distinction clairement vécu entre ces deux états ? Mais l'étonnement est étonnant aussi parce qu'il est méthodiquement construit : il ne surgit pas d'une relation spontanée du sujet à ses contenus de conscience ; il est au contraire l'effet d'un raisonnement dont la validité reste à établir. L'étonnement de DESCARTES est étonnant enfin parce que c'est cet étonnement qui produirait la certitude de l'incertitude : "(...) mon étonnement est tel, qu'il est presque capable de me persuader que je dors". Il est presque capable de me persuader. On ne peut mieux souligner et la facilité ordinaire de chacun à savoir qu'il veille et l'artificialité du raisonnement qui conduit à construire la fiction du rêve éveillé.

 


Est - il sûr que je ne peux pas : "(...) distinguer nettement la veille d'avec le sommeil (...)" ? Ne peut - on pas trouver dans le contenu du rêve lui - même un moyen pour opérer cette distinction ? Le rêve présente peut - être un rapport particulier de la conscience au corps et au monde extérieur.

 


 

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