KANT. Critique de la faculté de juger.

Analytique du beau.

Deuxième moment. §§ 6 - 8.

 

Préliminaires.

 

Le titre appelle quelques commentaires :

 

1. Une Critique.

Le terme ici ne signifie pas dépréciation, mais évaluation, détermination du pouvoir.

- 1. Critique . Il s'agit de l'examen selon des règles des pouvoirs d'une faculté. KANT évoque l'idée d'un tribunal de la raison (Critique de la raison pure. Préface de la première édition)1 .

- 2. L'extrait provient du troisième ouvrage intitulé Critique. Dans cet ouvrage, KANT se propose de résorber l'écart entre la nature et la liberté que les deux premiers ouvrages Critique de la raison pure et Critique de la raison pratique avaient séparées (KU. Préface, III).

 

2. Faculté de juger.

Il s'agit ici de la faculté de juger esthétique ou du jugement de goût.

 

- 1. Le jugement de goût ou jugement esthétique :

A. Le goût : "La définition du goût qui sert de point de départ est la suivante : c'est la faculté de juger le beau", KU. I, premier moment2 .

B. Le jugement esthétique. Le jugement qui porte sur le beau est esthétique en cela qu'il ne nous renseigne pas sur l'objet, mais sur la manière dont notre sensibilité (esthèsis) est affectée par l'objet.

 

- 2. Le jugement. KANT s'intéresse à la faculté de juger :

"La faculté de juger en général est la faculté qui consiste à penser le particulier comme comme compris sous l'universel" (KU. Préface. IV3 )

 

- 3. Deux sortes de jugement. KANT distingue deux sortes de jugements :

A. Le jugement déterminant : "Si l'universel (la règle, le principe, la loi) est donné, alors la faculté de juger qui subsume sous celui - ci le particulier est déterminante (...)", (KU. Préface. IV4)

Exemple : "Cette surface est un carré"

B. Le jugement réfléchissant : "Si seul le particulier est donné, et si la faculté de juger doit trouver l'universel qui lui correspond, elle est simplement réfléchissante" (KU. Préface. IV5 ).

Exemple : "C'est beau". Le jugement de goût est un jugement réfléchissant : il porte sur un objet particulier mais il ne sait pas donner la règle qui l'autorise à ainsi se prononcer.

 

3. Analytique du beau.

 

- 1. Analytique. "L'analyse des jugements de goût doit dégager ce qui est nécessaire pour dire beau un objet" (KU. Livre I. Analytique du Beau. Premier moment6 )

 

- 2. Deuxième moment. KANT va examiner le jugement de goût sous quatre aspects : "J''ai recherché, en suivant les fonctions logiques du jugement, les moments auxquels s'attache cette faculté de juger dans sa réflexion (...)" (KU. Livre I. Analytique du Beau. Premier moment7 ).

Conformément à la table des jugements de la Critique de la raison pure8 , il examinera le jugement de goût selon la qualité ; la quantité ; la relation ; la modalité.

 

- 3. Les principaux résultats. Le jugement de goût :

A. Selon la qualité : "Le GOUT est la faculté de juger d'un objet ou d'un mode de représentation, sans aucun intérêt, par une satisfaction ou une insatisfaction. On appelle beau l'objet d'une satisfaction" (KU. Livre I. Analytique du Beau. Premier moment9 ).

B. Selon la quantité : "Est beau ce qui plaît universellement sans concept" (KU. Livre I. Analytique du Beau. Second moment10 ).

C. Selon la relation : "La beauté est la forme de la finalité d'un objet, en tant qu'elle est perçue en celui - ci sans représentation d'une fin" (KU. Livre I. Analytique du Beau. Troisième moment11 ).

D. Selon la modalité : "Est beau ce qui est reconnu sans concept comme objet d'un satisfaction nécessaire" (KU. Livre I. Analytique du Beau. Quatrième moment12 ).

 

L'originalité de l'approche de KANT tient dans sa méthode : son analyse esthétique est centrée sur le jugement et pas sur les propriétés de l'objet ; et dans ses résultats : il définira une universalité subjective du jugement de goût.

 

Bibliographie.

 

GUILLERMIT, Louis. Critique de la faculté de juger esthétique de KANT. Commentaire par Louis GUILLERMIT. Paris : Editions Pédagogie Moderne, 1981. Collection Philosophie.


 

KANT. Critique de la faculté de juger.

Analytique du beau.

Deuxième moment.

TEXTE.

 

KANT, Emmanuel. Analytique du beau. Introduction et commentaire par OLE HANSEN - LØVE. Traduction de Jules BARNI revue par Ole HANSEN - LØVE. Paris : Hatier, 1983. Profil Philosophie, 707.

 

 

§ 6. Le beau est ce qui est représenté, sans concept, comme l'objet d'une satisfaction universelle.

 

Cette définition est déduite de la précédente : "Le GOUT est la faculté de juger d'un objet ou d'un mode de représentation, sans aucun intérêt, par une satisfaction ou une insatisfaction. On appelle beau l'objet d'une satisfaction" (KU. Livre I. Analytique du Beau. Premier moment13).

 

L'intérêt est ce qui particularise et divise. Là où l'intérêt est absent, il y a place pour une satisfaction universelle : "la même chose doit être pour chacun la source d'une semblable satisfaction".

L'idée apparaît d'une satisfaction qui pour être subjective n'en serait pas moins universelle. Elle est subjective sans être individuelle.

 

Si la satisfaction peut être universelle, c'est qu'elle n'est pas dépendante de la présence de l'objet ("celui qui juge se sentira entièrement libre relativement à la satisfaction qu'il attache à l'objet") . Elle dépend de sa seule disposition de sujet. Chacun peut supposer que cette disposition qui fait de lui un sujet est commune à tous les sujets ("il la regardera comme fondée sur quelque chose qu'il peut aussi supposer en tout autre").

 

Il s'ensuit que cette sorte de satisfaction peut à bon droit être posée comme universelle ("il croira donc avoir raison d'exiger de chacun une semblable satisfaction"). L'universalité ici n'est pas une universalité de fait : elle est exigée. Elle n'est donc pas un consensus.

 

Parce que cette satisfaction est exigée de tous, elle sera imputée à l'objet : "C'est beau", dit - on, et non pas : "C'est beau pour moi". ("Aussi parlera - t - il du beau comme si c'était une qualité de l'objet même").

Cette même universalité sera comprise comme la compréhension d'une propriété de l'objet lui - même ("il ressemble à un jugement logique en ce qu'on peut lui supposer une valeur universelle").

 

Il y a confusion sur l'origine et la cause de cette universalité ("Mais cette universalité n'a pas sa cause dans des concepts"). Le plaisir ne donne aucune connaissance sur l'objet ; il ne provient pas d'une connaissance de l'objet ("il n'y a point de passage des concepts au sentiment de plaisir ou de la peine") mais de la constitution des sujets ("il n'implique qu'un rapport de la représentation de l'objet au sujet").

KANT admet une exception pour les lois pratiques : la connaissance du devoir crée un intérêt pratique ; elle détermine l'action.

 

L'universalité est réclamée et elle est étendue en raison de la constitution des sujets : elle est donc une universalité subjective ("la prétention à une universalité subjective doit être liée au jugement de goût").

 

§ 7. Comparaison du beau avec l'agréable et le bon fondée sur la précédente observation.

 

L'agréable est un plaisir pris par les sens. Il est, littéralement, pris par les sens : il est donné par le corps dans sa complexion singulière, sans recul aucun ("un sentiment particulier"). L'agréable est propre à chacun ("n'a de valeur que pour sa personne"), - et plus justement encore : propre à chaque corps (langue, palais, gosier). La nature parle. Et le plaisir est de dépendance. A chacun donc son agréable : "chacun a son goût particulier".

 

Le beau n'est pas un plaisir propre à une sensibilité ("Car il ne doit pas appeler beau ce qui ne plaît qu'à lui"). Il est plaisir que chacun peut et doit prendre ("j'attribue aux autres la même satisfaction"). Le jugement est d'emblée universel : ce n'est pas moi qui juge, mais en droit tout homme juge ("je ne juge pas seulement pour moi, mais pour tout le monde").

Le mouvement va même trop loin puisque cette universalité est rapportée à l'objet au lieu d'être ramenée à sa source : la subjectivité ("et je parle de la beauté comme si c'était une qualité des choses" ; "je dis que la chose est belle").

L'universalité du beau n'est pas faite ni même à faire en ralliant par exemple des avis convergeants par des critiques ("ce n 'est pas que j'ai plusieurs fois reconnu leur accord"). Elle n'est pas de fait ; elle est de droit. Ce pourquoi elle est exigible ("je crois pouvoir l'exiger d'eux"). Exiger qu'un autre que moi partage le même jugement que le mien, c'est exiger le retour de chacun à sa vraie subjectivité ("Jugent - ils autrement que moi, je les blâme, je leur refuse le goût, tout en exigeant pourtant d'eux qu'ils le possèdent").

 

L'agréable peut rassembler une majorité, voire susciter une unanimité ("même au sujet de l'agréable il peut y avoir une unanimité parmi les hommes"). Confondre l'agréable et le beau reviendrait à confondre la moyenne ("tout se fait ici par voie de comparaison") et la norme ("on ne peut trouver que des règles générales (comme toutes les règles empiriques) et non de règles universelles"). Ce qui se trouve être ne tire aucun fondement sinon du concours fortuit de l'accord des natures.

 

Entre l'agréable et le beau, se trouve le bon. Le bon procure une satisfaction universelle, contre l'agréable, mais cette satisfaction provient de concept, contre le beau ("le bon n'est représenté comme l'objet d'une satisfaction universelle que par un concept"). On peut définir le bon, mais le plaisir donnée par le beau ne provient pas d'une définition.

 

§ 8. L'universalité de la satisfaction est représentée dans un jugement de goût comme simplement subjective.

 

KANT souligne cette propriété d'universalité dans un jugement esthétique ("une chose digne de remarque sinon pour la logique, du moins pour la philosophie transcendantale"). La propriété peut s'expliquer par la logique. En trouver l'origine, tâche qui relève de la philosophie transcendantale, est plus difficile.

 

Les deux propriétés étranges du jugement de goût : il est universel ; il ne découle pas d'un concept. Cette universalité est tellement essentielle (et en effet elle tient à notre subjectivité) qu'elle est attribuée à la chose.

Si le jugement de goût esthétique découlait d'un concept, il relèverait du bon ; s'il découlait de la chose, il serait de l'agréable.

 

KANT appelle goût des sens le plaisir donné par l'agréable et goût de réflexion celui qui vient du beau ("la première porte des jugements simplement individuels, la seconde des jugements supposés universels (publics), mais toutes deux des jugements esthétiques)"). Ils possèdent tous deux cette propriété d'être des modifications de la sensibilité ("des jugements où l'on ne considère que le rapport de la représentation de l'objet au sentiment du plaisir ou de la peine").

Pourtant, le goût des sens est et demeure une affaire privée alors que le goût de réflexion est public et universel ("d'un côté, relativement au goût des sens, non seulement l'expérience nous montre que nos jugements (dans lesquels nous attachons un plaisir ou une peine à quelque chose) n'ont pas une valeur universelle, mais naturellement personne ne songe à exiger l'assentiment d'autrui"). Le goût des sens ne réclame pas l'universalité et pourtant il peut rencontrer une forme de consensus ("en fait on trouve souvent aussi pour ces jugements un accord assez général"). Le goût de réflexion prétend, et à bon droit, à la satisfaction universelle quand bien même il ne le trouverait pas ("le goût de réflexion qui assez souvent, comme l'expérience le montre, ne peut faire accepter la prétention de ses jugements (sur le beau) à l'universalité, peut regarder cependant comme chose possible (ce qu'il fait réellement) de former des jugements qui aient le droit d'exiger cette universalité").

D'où peut venir la légitimité de cette prétention à l'universalité alors même que l'universalité ne s'y trouve pas ? Le désaccord en matière de goût tient dans l'appropriation du jugement à l'objet, non au principe du jugement ("le dissentiment entre ceux jugent ne porte pas sur la possibilité de ce droit, mais sur l'application qu'on en fait dans les cas particuliers").

 

L'universalité dont il est question n'appartient pas à l'objet mais au sujet. De la sorte, l'universalité esthétique n'a de quantité que subjective : elle vaut pour tous les sujets en tant qu'ils sont affectés de plaisir ou de peine.

 

Dans le domaine de la connaissance, ce qui est objectivement vrai est aussi subjectivement vrai pour tous les sujets. C'est l'objet qui porte le poids de l'universalité ("si le jugement est valable pour tout ce qui est contenu sous un concept donné, il est valable pour quiconque se représente un objet par ce concept").

Dans le domaine de la sensibilité, l'objet ne porte plus cette universalité qui est pourtant affirmée : le beau n'est pas une propriété objective ("l'universalité esthétique qu'on attribue au jugement doit être d'une espèce particulière, précisément parce que le prédicat de la beauté n'est point lié au concept de l'objet considéré dans sa sphère logique"). KANT s'écarte ainsi des conceptions de PLATON qui font du Beau une Idée dont les choses belles participent. L'universalité sera portée par le sujet ("il s'étend à toute la sphère des êtres qui jugent").

 

Le jugement esthétique est un jugement singulier. Il renseigne sur l'état de ma sensibilité ; il ne renseigne en rien sur la nature de l'objet. Comme il ne provient pas de concepts, il ne peut pas valoir pour tous les objets qui sont de la même sorte que celui pour lequel j'éprouve un sentiment de plaisir ou de peine ("comme j'y rapporte immédiatement l'objet à mon sentiment de plaisir ou de peine et que je ne me sers pas pour cela de concepts, il suit que ces sortes de jugements n'ont point la quantité des jugements objectivement universels").

Cependant, même si le jugement de goût est esthétique, il peut devenir un jugement logiquement universel : la comparaison va étendre ce qui est vrai d'un objet à tous les objets sans exception de la même sorte ("quand la représentation singulière que nous avons de l'objet du jugement de goût, suivant les conditions qui déterminent ce jugement, est transformée en un concept par la comparaison, il en peut résulter un jugement logiquement universel"). Mais ce jugement universel sera un jugement logique et non plus un jugement esthétique ("Par exemple, la rose que je regarde, je la déclare belle par une jugement de goût ; mais le jugement qui résulte de la comparaison de plusieurs jugements singuliers et par lequel je déclare que les roses en général sont belles, ne se présente plus seulement comme un jugement esthétique, mais comme un jugement logique fondé sur un jugement esthétique"). Chaque fois que je prononce un jugement esthétique, je suis dans la singularité.

Comme le jugement se prononce sur le beau, le jugement qui se prononce sur l'agréable est esthétique et singulier. Mais le jugement de goût est universel. Son universalité est singulière : elle repose sur la sensibilité ("le jugement de goût contient une quantité esthétique d'universalité, c'est - à - dire de valeur pour chacun, qu'on ne peut trouver dans un jugement sur l'agréable").

Le jugement sur le bon partage en commun avec les précédents le fait qu'il exprime une satisfaction. A la différence des deux précédents, cependant, il possède une universalité logique : leur valeur dépend de l'objet ("leur valeur dépend de l'objet même qu'ils nous font connaître, et c'est pourquoi elle est universelle").

 

Le jugement de goût est esthétique : il ne donne aucune connaissance sur l'objet et la connaissance de l'objet ne nous donne aucune satisfaction esthétique ("Quand on juge les objets seulement d'après des concepts, toute représentation de la beauté disparaît"). KANT a montré que le beau ne délivre aucune connaissance objective : il ne donne qu'une connaissance sur la manière dont la sensibilité est affectée. Il montre que la connaissance de l'objet ne donne aucune connaissance sur la manière dont la sensibilité est affectée. La connaissance objective ne détermine pas le plaisir esthétique : "Aussi ne peut - on donner une règle suivant laquelle chacun serait forcé de déclarer une chose belle". La beau ne se démontre pas ("on ne se laisse point entraîné par des raisons ou des principes"), et pourtant le jugement de goût n'est pas enfermé dans la singularité incommunicable (toute sensation est individuelle n'a de valeur que pour celui qui l'éprouve"). Le jugement de goût est tel qu'il est universel et qu'il exige même cette universalité ("on réclame l'assentiment de chacun").

 

Le jugement de goût est universel sans qu'il repose sur des concepts ("rien n'est postulé que ce suffrage universel relativement à la satisfaction, sans l'intermédiaire des concepts"). Les termes semblent incompatibles : le jugement repose sur la sensibilité mais il veut l'assentiment de toutes les sensibilités, quand bien même il y aurait du dissentiment entre elles.

Cette universalité est exigée sans qu'elle soit étayée par des démonstrations, sans qu'elle puisse faire appel à des démonstrations puisqu'en effet le jugement est esthétique ("Le jugement de goût ne postule pas lui - même l'assentiment de chacun (car il n'y a qu'un jugement logiquement universel qui puisse le faire, parce qu'il a des raisons à donner)"). L'universalité est réclamée de l'assentiment d'autrui ("il ne fait que le réclamer de chacun comme un cas de la règle dont il ne demande pas la confirmation à des concepts, mais à l'assentiment d'autrui"). Il n'y a pas de preuves de l'universalité, sinon par la distinction d'avec les jugements du bon et de l'agréable : le premier exprime une satisfaction qu'il peut démontrer, le second une satisfaction qui ne peut valoir que pour celui qui le prononce.

 

 


  1. Cf. : "(...) elle est une invitation faite à la raison d'entreprendre à nouveau la plus difficile de toutes ses tâches, celle de la connaissance de soi - même, et d'instituer un tribunal qui la garantisse dans ses prétentions légitimes et puisse en retour condamner toutes ses prétentions sans fondements, non pas d'une manière arbitraire, mais au nom de ses lois éternelles et immuables. Or, ce tribunal n'est autre chose que la Critique de la Raison pure elle - même", KANT (1975), p. 7.
  2. Cf. KANT (1984), p. 49, n. 1.
  3. Cf. KANT (1984), p. 27.
  4. Cf. KANT (1984), p. 27.
  5. Cf. KANT (1984), p. 28.
  6. Cf. KANT (1984), p. 49, n. 1.
  7. Cf. KANT (1984), p. 49, n. 1.
  8. Cf. KANT (1975), p. 88.
  9. Cf. KANT (1984), p. 55.
  10. Cf. KANT (1984), p. 62.
  11. Cf. KANT (1984), p. 76.
  12. Cf. KANT (1984), p. 80.
  13. Cf. KANT (1984), p. 55.

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