La postérité.

Ce que la postérité peut nous apprendre sur la mémoire.

 

A. Un exemple.

 

"Abram tomba sur sa face, Dieu parla avec lui et dit : "Pour moi, voici mon alliance avec toi : tu deviendras le père d'une multitude de nations. On ne t'appelleras plus du nom d'Abram, mais ton nom sera Abraham car je te donnerai de devenir le père d'une multitude de nations et je te rendrai fécond à l'extrême : je ferai que tu donnes naissance à des nations et des rois sortiront de toi. J'établirai mon alliance entre moi, toi, et après toi les générations qui descendront de toi ; cette alliance perpétuelle fera de moi ton Dieu et Celui de ta descendance après toi. Je donnerai en propriété perpétuelle à toi et à ta descendance après toi le pays de tes migrations, tout le pays de Canaan. Je serai leur Dieu"

Genèse. 17 : 3 - 8.

 

1. L'annonce d'une descendance inespérée.

 

- 1. Une annonce. Dieu se manifeste à l'homme. Une théophanie dispose du sort de l'homme. Il importe que l'homme sache quel sera son sort.

Rm. Pourquoi Dieu se manifeste - t - il ?

- 2. Un pacte. La postérité est promise à Abram en échange d'autre chose : "Je serai leur Dieu".

- 3. Une annonce inespérée. Abram est âgé : "Il avait alors 99 ans quand le SEIGNEUR lui apparut (...)", Gn. 17 : 1.

Abram rit à la connaissance de cette annonce :

"Abraham tomba sur sa face et il rit ; il se dit en lui -même : "Un enfant naîtrait - il à un homme de cent ans ? Ou Sara avec ses 90 ans pourrait - elle enfanter ?"

Gn. 17 : 17.

Rm. Une semblable annonce est donnée dans Gn. 28 : 10 -15, le songe de Jacob.

 

2. Le changement de nom.

 

- 1. Un nouveau nom. Abram reçoit un nouveau nom : Abraham, - qui veut dire père d'une multitude. De même, la femme d'Abraham qui se nommait Saraï reçoit pour nom : Sara.

- 2. Nom et identité. Le nom désigne une qualité nouvelle ; le changement de nom accompagne ou provoque un changement de vie.

- 3. Nom et destinée. Le nom est l'annonce d'une destinée. La signification du nom est un programme. Le fils d'Abraham et de Sara se nomme : Isaac, - il rit.

 

3. L'Eternel et l'éphémère.

 

- 1. La parole de L'Eternel. L'Eternel s'adresse à l'être temporel. Comment l'éternel peut - il parler ?

- La parole ne suppose - t- elle pas la voix, et ainsi un corps ? La parole ne suppose - t- elle pas que du temps s'écoule, et ainsi qu'il y ait du temps ?

- 2. Un dialogue de l'éternel avec le temporel. Comment peuvent dialoguer une créature et son créateur ? Quel fond commun d'idées peuvent - ils avoir ?

- 3. De l'éphémère à l'éternel. L'éphémère mortel peut devenir éternel par la pérennité de sa descendance et par celle de son nom.

A. L'éternité dont peut jouir le mortel n'est pas une éternité personnelle mais collective. L'éternité est celle de la famille, - et ainsi celle du nom.

B. L'éternité est obtenue par la médiation de la postérité. Dans le temps il y a place pour l'éternel.

C. Dans le temps il y a remède pour échapper au cours du temps : par la sexualité, qui est mort de l'individu, il y a survie de l'individu dans l'espèce.

 

Conclusion : La postérité est le moyen pour l'homme de s'affranchir du cours du temps dans le temps et par le temps. Le temps qui enfouit le nom dans l'oubli laisse un moyen de maintenir le nom par la sexualité.

 


B. Son analyse.

 

Pourquoi l'homme désire - t - il la postérité ?

 

1. Laisser son nom.

 

- 1. Le nom et l'identité. Le nom est un moyen d'identifier un homme, de lui donner une identité et de le reconnaître à cette identité.

A. Posséder le nom c'est aussi posséder la chose ; posséder le nom c'est pouvoir agir sur l'être nommé.

Exemple : le professeur qui peut nommer l'élève indiscipliné dispose ainsi du pouvoir de le faire taire.

B. Le nom ne désigne pas seulement une personne. Il semble coller à la peau de la personne : nom et personne semblent ne faire qu'un. Ainsi, écorcher le nom blesse la personne qui le porte : à travers le nom écorché, c'est la personne que l'on écorche.

Rm. L'homme porte - t- il un nom ou le nom porte - t - il l'homme ?

- qu'est - ce qu'un homme sans nom ?

C. Nom social et vrai nom. Le nom donné par la société à la personne n'est pas son vrai nom. Ainsi, dans la Genèse, Abram est le nom social ; Abraham est le vrai nom.

Rm. La vocation est l'appel par le vrai nom, par le nom secret et intime. Ainsi : "Tu es Pierre".

Le changement accompagne, précède ou provoque un changement de vie. Le premier nom de celui que Jésus nomme Pierre est : Simon1 .

Exemple : "On ne t'appellera plus Jacob, mais Israël [jeu de mots entre Israël et tu as lutté avec dieu], car tu as lutté avec Dieu, et avec les hommes et tu l'as emporté"

Gn. 32 : 29.

- 2. Laisser son nom c'est laisser sa personne à titre posthume. Il s'agit d'un legs de soi à travers le legs des oeuvres. Le nom continue à vivre après la mort de celui qui l'a porté.

- 3. La renommée. Le rôle des poètes, des aèdes et des griots africains est de chanter et de maintenir vivant la mémoire des hommes par la célébration du nom.

Exemple : PINDARE et les Olympiques.

 

2. Laisser une trace.

 

Une trace est l'indice qui permet de retrouver et de connaître qui l'a laissée : "marquer son époque" ; "marquer sa génération".

 

- 1. Cette volonté de laisser une trace est la volonté de modeler, de façonner le temps. Or le temps est l'élément qui est le moins modelable en raison de sa fluidité. Comment le marquer ?

- 2. Le marquage. G. W. F. HEGEL distingue trois manières de prendre possession d'un objet : la saisie immédiate physique ; le façonnage (le travail de l'objet) ; le marquage (porter une cocarde).

Ce qu'est le marquage :

"(...) c'est un signe qui a pour but de montrer que j'ai placé ma volonté dans la chose ; c'est un signe aussi pour les autres et un signe destiné à les exclure"

HEGEL. Principes de la philosophie du droit. § 58, add.2.

La postérité est un moyen de prendre possession du temps.

- 3. Le caractère et le temps. Passer à la postérité c'est imprimer sa marque. c'est le fait d'un caractère. Le caractère est celui qui met sa marque sur l'époque.

"Le grand homme de son époque est celui qui exprime ce que veut son temps et l'accomplit"

HEGEL. Principes de la philosophie du droit. § 318, add.3 .

Il y a là une création artistique de l'Histoire : expression d'une personnalité singulière ; création d'une oeuvre singulière ; création d'une oeuvre originale pour laquelle il n'existe pas de modèle.

 

3. Ne pas tomber / ne pas sombrer dans l'oubli.

 

- 1. Le péril de l'oubli. "Tomber", "sombrer" : l'oubli serait un péril. Lequel ? - L'oubli représente le péril de l'anonymat : perdre son nom c'est perdre son identité.

- 2. Primauté de l'oubli. L'oubli est premier par rapport à la mémoire. La mémoire est ce qui sauve de l'oubli ou elle est ce qui retire de l'oubli.

Ne rien retenir, - voilà l'habituel ; retenir, - voilà l'exception.

- 3. Le travail de la mémoire. La mémoire se travaille - t - elle ? SOCRATE prête à HIPPIAS la paternité de la mnémotechnique4.

"Elever un animal qui puisse promettre, n'est - ce pas là cette tâche paradoxale que la nature s'est donnée à propose de l'homme ?"

NIETZSCHE. La généalogie de la morale. II, § 15 .

 

Conclusion : vouloir la postérité, c'est vouloir exercer sur le temps lui - même une action de modelage.

 

 


C. Les conséquences.

 

1. Identité et temporalité.

 

- 1. Postérité et temporalité. La volonté de passer à la postérité témoigne :

A. de la conscience de sa fugacité. Ainsi le rire de Sara :

"Le SEIGNEUR reprit : 'Je dois revenir au temps du renouveau et voici que Sara ta femme aura un fils'. Or Sara écoutait à l'entrée de la tente, derrière lui. Abraham et Sara étaient vieux, avancés en âge, et Sara se mit à rire en elle - même et dit : 'Toute usée comme je suis, pourrais - je encore jouir ? Et mon maître est si vieux !'"

Gn. 18 : 10 - 15

B. de la volonté de se libérer de ce cours temporel.

- 2. Temporalité et identité perdue. La volonté de passer à la postérité c'est vouloir se perpétuer à travers le temps par l'intermédiaire des autres hommes.

Il ne suffit pas de laisser son empreinte sur son époque. Il faut que cette empreinte soit connue et reconnue.

- 3. Le jugement de la postérité. Elle choisira les noms à retenir, les héros à célébrer, les grands hommes à louer.

A. Comment se fait ce jugement ?

Ainsi les jugements des critiques sur les artistes de leur temps : DIDEROT et BAUDELAIRE dans leur Salons n'ont pas été les meilleurs juges des peintres de leur temps.

B. Que vaut ce jugement ? Ce que la postérité retiendra sera - t - il pour cela le meilleur ?

C. Comment savoir qui passera à la postérité ? Pour les Stoïciens, ce désir de la postérité est inepte.

"Celui qu'exalte la renommée posthume ne se représente pas que chacun de ceux qui se souviendront de lui mourra bientôt lui - même, et qu'ensuite à son tour, celui qui lui succédera mourra aussi, jusqu'à ce que cette renommée soit éteinte, passant de l'un à l'autre comme des flambeaux qui s'allument et s'éteignent. Suppose même que soient immortels ceux qui se souviendront de toi, et qu'immortelle soit aussi ta mémoire. Que t'en revient - il ? Et je ne dis pas seulement qu'il n'en revient rien à celui qui est mort ; mais, à celui qui vit, à quoi sert la louange ?"

MARC - AURELE. Pensées. IV, 196.

Le thème est le même chez EPICURE : le désir de gloire est un désir non naturel et non nécessaire.

 

2. Identité et mémoire des hommes.

 

- 1. Mémoire des hommes. Passer à la postérité ce n'est pas rester dans la mémoire de l'humanité mais rester dans la mémoire des hommes.

La mémoire populaire et la légende conservent les noms et l'identité des hommes.

- 2. La commémoration. Il s'agit de maintenir ou de rendre vivant le souvenir des hommes. La postérité n'assure pas à elle seule l'intemporalité.

Exemple : le nom des rues et des villes maintient vivant le souvenir des hommes du passé. Ainsi : STALINGRAD ; LENINGRAD.

- 3. Le culte des morts. Le culte des morts est le propre de l'humanité.

A. L'humanité seule peut dépasser son propre terme de vie : seule l'humanité peut vivre au - delà de sa propre vie ; seule l'humanité peut vivre dans ses descendants.

"(...) il est vrai aussi que nos soins se doivent étendre plus loin que le temps présent, et qu'il est bon d'omettre les choses qui apporteraient peut - être quelque profit à ceux qui vivent, lorsque c'est à dessein d'en faire d'autres qui en apportent davantage à nos neveux"

DESCARTES. Discours de la méthode. VI7.

B. Etre homme c'est pouvoir évoquer des hommes que nous n'avons pas connus, c'est pouvoir évoquer des événements que nous n'avons pas vécus.

C. La présence des morts : les deux existences de l'individu selon Auguste COMTE.

"Ainsi, l'individu n'est point encore un véritable organe du Grand - Etre ; mais il aspire à le devenir par ses services comme être distinct. Son indépendance relative ne se rapporte qu'à cette première vie, pendant laquelle il reste immédiatement soumis à l'ordre universel, à la fois matériel, vital, et social. Incorporé à l'Etre suprême, il en devient vraiment inséparable. Soustrait, dès lors, à toutes lois physiques, il ne demeure assujetti qu'aux lois supérieures qui régissent directement l'évolution fondamentale de l'Humanité"

A. COMTE. Système de politique positive. II, p. 608 .

 

3. Le désir d'éternité.

 

- 1. Postérité et éternité. Passer à la postérité c'est vouloir gagner une forme d'éternité, la seule que l'homme puisse espérer.

- 2. Identité et intemporalité.

"Tel qu'en Lui - même enfin l'éternité le change"

MALLARME. Le tombeau d'Edgar POE9.

Commentaire :

1. Le temps parce qu'il est changement est dispersion : nous ne sommes jamais le même dans le temps.

2. L'identité est coïncidence de soi à soi : cette coïncidence ne peut être obtenue qu'en l'absence de temps.

3. Etre soi c'est ramener à un seul moment tous les moments de notre vie.

4. Le terme de l'existence est en même temps accomplissement de notre existence : il n'arrivera plus rien après qui modifiera le sens de notre être.

 


 

Conclusion. Par le temps et dans le temps, l'homme peut sortir du temps de sa vie et trouver dans la pérennité un analogon de l'éternité divine. Espérer la postérité, c'est espérer se doter d'une identité ou se voir reconnaître son identité ; elle sera pourtant connue et reconnue par d'autres hommes.


  1. Cf. Mt. 10 : 2 ; Mc. 3 : 16 ; Lc. 5 : 1 - 11.
  2. Cf. HEGEL (1982), p. 112, n. 34.
  3. Cf. HEGEL (1982), p. 319, n. 66.
  4. Cf. "(…) cette méthode mnémotechnique, ton œuvre autant qu'il semble (…)", PLATON. Hip. min. 368 d.
  5. Cf. NIETZSCHE (1971), p. 59.
  6. Cf. MARC - AURELE. Pensées. VII, 21 in SCHUHL (1962), p. 1193. Cf. III, 3 ; IV, 6 ; VI, 47 ; VIII, 25 ; VIII, 31 ; VIII, 37.
  7. Cf. DESCARTES (1976), p. 66, l. 21 - 26.
  8. Cf. COMTE (1969), p. 11.
  9. Cf. MALLARME (1952), p. 94.


Sommaire. Cours | Bibliographie générale