L'attente.

Ce que l'épreuve de l'attente peut nous apprendre sur le temps.

 

A. Un exemple.

"Voici le dernier subterfuge qu'imagina son esprit : elle [PENELOPE] dressa dans sa chambre un grand métier pour y tisser un voile fin et long : incontinent elle vint nous dire : "Jeunes hommes, mes prétendants, vous pressez mon mariage ; l'illustre Ulysse est mort ; attendez donc que j'aie fini ce voile ; ne faites pas que tous ces fils soient en pure perte ; ce sera le linceul du seigneur Laërte, le jour où il aura succombé sous le coup funeste de la Mort cruelle. Ne faites point que quelqu'une des femmes d'Achaïe aille parler au peuple contre moi, indignée de voir sans suaire un homme qui gagna tant de biens !" Voilà ce qu'elle disait et nous nous rendîmes, malgré la fierté de notre coeur. Alors le jour, elle tissait la grande toile, et, la nuit, elle défaisait son ouvrage, à la lumière des flambeaux. Ainsi, trois ans durant, elle sut cacher sa ruse et tromper les Achéens"

HOMERE. L'Odyssée. Chant II1 .


1. Attendre, retarder.

- 1. Attendre et faire attendre.

A. Attendre c'est dominer son propre désir ou sa propre crainte.

B. Sa propre attente fait attendre les prétendants : "attendez donc que j'aie fini ce voile".

- 2. Attendre et retarder. L'activité de Pénélope consiste à différer le moment du remariage.

A. Arrêter le temps. Le tissage est une activité qui maintient le temps dans un perpétuel présent : "trois ans durant, elle sut cacher sa ruse". C'est comme si les trois années ne s'étaient jamais écoulé. La situation demeure en l'état.

B. Mettre en retard le temps. Il s'agit de mettre du temps entre le présent et le temps futur. Pénélope creuse le fossé temporel. C'est le temps lui - même qui est mis en retard.

- 3. Défaire le cours du temps. L'activité de Pénélope conjure le cours du temps.

A. L'activité de Pénélope est une activité qui va à contre - temps : "Alors le jour, elle tissait la grande toile, et, la nuit, elle défaisait son ouvrage, à la lumière des flambeaux".

B. L'activité de Pénélope est une activité qui va à contre - courant du temps : au lieu que le futur devienne le passé, c'est le passé qui devient présent et futur. Le fil reste toujours là où il en était.

 

2. Attendre, oeuvrer.

L'attente de Pénélope n'est pas oisive : elle travaille. Pourquoi cela ?

- 1. OEuvrer. L'attente de Pénélope est active.

A. S'occuper. L'attente sans occupation est insupportable. Pourquoi l'homme ne peut - il pas ne rien faire ?

B. Le désoeuvrement. Il désigne de même l'ennui. Pourquoi ?

- 2. Ourdir. Le travail de Pénélope est celui du tissage.

A. Ourdir, tramer. Son activité est un stratagème. Il s'agit autant de piéger le temps que de piéger les prétendants. Le tissage pourrait presque être une activité magique de retardement du cours temporel.

B. Une activité contradictoire. En tissant le linceul de son mari, elle l'enterre : "ce sera le linceul du seigneur Laërte". Mais, de la sorte, elle le maintient vivant : elle ne se remariera pas aussi longtemps que durera le tissage du linceul.

- 3. Technique et ruse. La technique est une ruse : "elle sut cacher sa ruse et tromper les Achéens". Thknh et MhtiV.

A. C'est l'idée grecque de la technique. Ainsi, Ulysse défait la ville de Troie par un stratagème.

B. La technique apparaît comme le meilleur moyen de maîtriser le cours du temps.

C. La technique permet d'accomplir les désirs : Pénélope retarde effectivement le moment du remariage.

 

3. Attendre, supporter.

- 1. La patience, c'est devoir souffrir. Le patient est celui qui supporte. Le patient d'un médecin est celui qui va subir l'intervention de ce médecin.

Exemple : JOB.

"Sa femme lui dit : "Vas - tu persister dans ton intégrité ? Maudis Dieu, et meurs !" Il lui dit : "Tu parles comme une folle. Nous acceptons le bonheur comme un don de Dieu. Et le malheur, pourquoi ne l'accepterions - nous pas aussi ?" En tout cela, Job ne pécha point par ses lèvres"

Job. 2 : 10.

Commentaire :

- 2. Les outrages du temps. Le temps est perçu comme ce qui apporte malheurs et dégradation à l'homme.

A. Le temps est perçu comme ce qui apporte maladies et souffrances, - et non pas comme ce qui apporte plaisir et de bonheur.

B. Le temps est perçu comme une source de destruction mais jamais comme une source de constructions.

Exemple : le plaisir pris au spectacle des ruines témoigne d'une fascination pour l'oeuvre destructrice du temps comme pour le sentiment de futilité des entreprises humaines. Toutes les entreprises humaines auront une fin

C. Pourquoi le maquillage ?

- 3. La passivité de l'homme face au temps. L'homme subit le temps.

A. Il n'en décide pas l'existence. Naître, c'est naître dans le temps. C'est même naître dans son temps.

B. Le temps est la limite de l'homme : l'homme n'en décide ni le cours ni l'ordre. Pour sa propre vie, l'homme ne peut pas déterminer ni la durée de sa vie ni la qualité de la durée de sa vie.

C. Le temps est la condition de l'homme. Sans le temps la naissance ni la vie même ne seraient pas possibles.

 

Conclusion. L'attente témoigne d'une volonté impossible et infructueuse de retarder le cours du temps et de ses effets. Elle témoigne aussi de l'incapacité de l'homme à savoir être dans le temps : il ne peut pas demeurer en repos et : "regarder le temps passer".

 


B. Son analyse.

 

1. L'impatience ou : la hâte d'en finir.

- 1. Sens de l'impatience. Etre impatient, c'est vouloir que le temps aille plus vite.

A. "Plus vite" : le temps aurait - il donc une vitesse ?

B. "vouloir que le temps aille plus vite" : peut - on vouloir que cette vitesse soit plus grande ? Cela même est - il en notre pouvoir ?

C. Il y a un cours du temps.

- 2. Futur et présent. Etre impatient, c'est vouloir que l'avenir arrive maintenant. C'est vouloir supprimer l'ordre du temps.

A. Le temps n'est pas simultané. Dans le temps tout ne se produit pas en même temps.

B. Il y a un ordre du temps. Cet ordre est un ordre de déploiement ou de surgissement.

C. Cet ordre du temps est exprimé par des dimensions du temps : le passé, le présent, le futur.

- 3. Savoir attendre. Etre impatient, c'est ne pas savoir attendre. La patience est présentée comme un savoir.

A. La patience, c'est savoir attendre : la patience est un savoir appliqué, - non un savoir théorique.

B. La patience, c'est savoir attendre. Il y a donc :

Exemple : le patient d'un dentiste.

 

2. Le désoeuvrement.

- 1. L'ennui. Etre dans le désoeuvrement, c'est ne rien faire.

A. Le désoeuvré n'a rien à faire : il n'a rien à oeuvrer. L'ennui naît de l'absence d'oeuvre à réaliser.

B. Ne rien faire, ne pas s'occuper, c'est ne pas occuper le temps. Il y a donc un lien entre le temps, le sentiment du temps et l'agir.

Exemple : "Ne pas savoir quoi faire de ses dix doigts", c'est aussi bien ne pas savoir quoi faire que s'ennuyer.

- 2. Le temps mort. Etre dans le désoeuvrement, c'est avoir voir l'impression que le temps ne passe plus. Le temps est alors un temps étale, un temps arrêté, un temps mort.

Exemple : dans l'ennui, quoiqu'on fasse on s'ennuie encore.

"Ainsi l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuierait même sans aucune cause d'ennui, par l'état propre de sa complexion (...)"

PASCAL. Pensées. B 1392 .

- 3. S'occuper. S'occuper, c'est occuper le temps le temps comme si le temps était un vide qui pouvait être comblé, un territoire qui pouvait être rempli.

Exemple : lire le journal alors qu'aucune nouvelle ne nous intéresse, c'est faire passer le temps.

 

3. L'espoir ou la crainte.

- 1. La sortie. Attendre suppose un savoir : le présent ne durera pas. Le présent n'est qu'un moment. Il occupe un certain temps et ce temps cessera.

- 2. Une ouverture.

A. Le présent débouchera sur l'avenir et nous le savons. C'est même pour cela que nous attendons.

Exemple : la cuisine ou le jardinage sont des arts de l'attente.

B. Le présent produit parfois ce futur. L'attente est comme la grossesse d'un événement.

- 3. Temps et affectivité. Nous ne sommes pas indifférents face au temps : l'inquiétude témoigne que le temps est pour nous important.

A. Les sentiments. Les sentiments sont souvent rapportés au temps : le regret, la crainte, l'espoir.

B. Deux sentiments exemplaires : la mélancolie ; la nostalgie.

Exemple : le retour d'ULYSSE.

 

Conclusion.

 


C. Les conséquences. Ce que nous pouvons en conclure quant à la nature du temps.

 

1. Il faut savoir attendre.

L'attente nous apprend que le temps a une réalité.

- 1. Il faut attendre. L'attente est inévitable.

A. Nous n'avons pas le choix : l'attente est imposée.

B. Le temps a une réalité. Mais quelle est cette réalité du temps ?

Tableau comparatif :

  • La table est réelle : elle est devant moi. Elle est un obstacle à mon parcours : il me faut la contourner pour poursuivre mon trajet.

    La table est un objet (ob - jectum : ce qui est jeté devant moi ; Gegenstand : ce qui se tient à côté de moi). Elle a une réalité objective.

Mais le temps est il devant moi ? Ainsi, puis - je le contourner ? Le temps n'a pas de réalité objective identique ou comparable à celle de la table.

  • La table a une réalité indépendante de moi : elle demeure là. Et elle demeure là en mon absence.

    Je la trouve là et je la retrouve là : elle ne disparaît pas quand je ferme les yeux.

Mais le temps a - t - il une réalité indépendante de moi ? a - t - il une réalité indépendante de mon pouvoir ?

Chacun n'a pas la même appréciation du temps : le temps peut sembler long aux uns et court aux autres. Le temps a - t - il une réalité indépendante de mon existence ?

  • La table est construite : elle est faite et elle peut être défaite.

Mais le temps peut - il être supprimé, transformé ?

- 2. Il faut attendre. Le temps se présente d'abord comme un obstacle.

A. Le temps ne peut pas être supprimé ou suspendu.

B. Je ne peux pas sauter par dessus le temps. Du temps doit s'écouler entre maintenant et le moment où l'événement attendu se produira.

C. L'impatience montre précisément le désir de supprimer cet obstacle du temps. Le désir de l'impatience va à contre - temps : vouloir que maintenant ce soit demain ; vouloir que demain arrive aujourd'hui.

- 3. Il faut attendre. Le temps est ce qui retarde le moment de la satisfaction.

A. Le temps est ce qui empêche que tout soit donné tout de suite ; il offre une résistance.

B. Le temps résiste au désir. En cela le temps a une valeur éducative. Eduquer, c'est apprendre à l'enfant que le temps a un cours et un ordre immuable et incompressible et qu'il lui faut ou modifier son désir ou accepter que la satisfaction de son désir soit retardée.

Conclusion. L'impatience met en évidence la non - coïncidence entre l'ordre de mon désir et l'ordre du temps.

 

2. Le temps est un milieu que nous occupons.

- 1. Remplir le temps. Nous cherchons à remplir le temps. Ainsi : "meubler le temps", dit - on.

A. La peur du temps vide. Pourquoi avoir peur du temps vide ?

"(...) tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre"

PASCAL. Pensées. B 1393 .

B. Le divertissement. PASCAL :

"Mais quand j'ai pensé de plus près, et qu'après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en découvrir la raison, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près"

PASCAL. Pensées. B 1394.

- 2. Tout peut - il occuper le temps ?

A. Les activités par lesquelles nous occupons le temps, par lesquelles nous pensons pouvoir prendre possession du temps, sont les activités qui ont aussi pour fin, - du moins qui ont pour conséquence, - de nous faire oublier que nous sommes temporels.

B. L'agitation. L'érudition, le voyage.

RM. La critique de SENEQUE.

- 3. La conversion. Se tourner vers l'éternité ou sur soi sont des moyens d'occuper le temps.

A. La conversion spirituelle. Dans la conversion spirituelle, l'homme se tourne vers Dieu.

B. L'otium. L'otium est le temps que chacun peut consacrer à lui - même :

"(...) [les philosophes] ont toujours présente cette chose que tu [THEODORE] disais : le loisir, et (...) les propos qu'ils tiennent, ils les tiennent dans la paix et à loisir (...)"

PLATON. Théétète. 172 d5 .

 

3. Le temps est un milieu où nous nous projetons.

- 1. Le projet. Ce qu'est un projet :

A. L'anticipation de l'avenir.

Exemple : l'emploi du temps.

Exemple : l'agenda, - littéralement : les "choses à faire".

B. La préparation de l'avenir.

Exemple : la planification économique.

- 2. La conscience paradoxale de l'avenir. Comment avoir conscience d'un temps à venir, c'est - à - dire d'un temps qui n'est pas ?

- 3. L'inquiétude. La signification du sentiment de l'inquiétude : le temps reste ouvert pour l'homme et cette ouverture est celle du possible, - et donc : de l'incertain.

A. Le vertige. L'indétermination de l'avenir crée un vertige : une attirance et un sentiment d'oppression.

B. L'inquiétude signifie que nous avons le pouvoir, - et peut - être parfois le devoir -, de déterminer l'avenir.

 


Conclusion. L'attente témoigne de l'impossibilité pour l'homme de vivre dans l'instant et dans l'instant seulement.


  1. Cf. HOMERE (1965 b), p. 31 - 32.
  2. Cf. PASCAL (1976), p. 89.
  3. Cf. PASCAL (1976), p. 86.
  4. Cf. PASCAL (1976), p. 86 - 87.
  5. Cf. PLATON (1950, II), p. 130.

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