Ce que la faute peut nous apprendre sur la liberté.
A. Un exemple.
"Or le serpent était la plus astucieuse de toutes les bêtes des champs que le SEIGNEUR Dieu avait faites. Il dit à la femme : Vraiment ! Dieu vous a dit : Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin..." La femme répondit au serpent : "Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin, mais du fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez pas et vous n'y toucherez pas afin de ne pas mourir." Le serpent dit à la femme : "Non, vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux possédant la connaissance du bonheur et du malheur."
La femme vit que l'arbre était bon à manger, séduisant à regarder, précieux pour agir avec clairvoyance. Elle en prit un fruit dont elle mangea. Leurs yeux à tous deux s'ouvrirent et ils surent qu'ils étaient nus. Ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des pagnes"
Gn. 3 : 1 - 7.
1. Un interdit.
- 1. Une loi. ADAM est soumis à une loi :
A. Il n'est pas soumis à un instinct aveugle, mais à un devoir1et à une loi : "L'Eternel Dieu donna à l'homme cet ordre : "Tu peux manger les fruits de tous les arbres du jardin. Mais tu ne mangeras pas des fruits de l'arbre de la connaissance du bien et du mal ; car, du jour où tu en mangeras, tu devras mourir"Gn. 2 : 17.
B. Il n'y a pas de faute ni de crime avant ou sans la loi : la loi précède la faute ; la loi fait la faute :
"(...) en l'absence de loi il n'y a pas non plus de transgression"
PAUL. Rm. 4 : 152.
- 2. Une loi connue. La faute est un écart par rapport à une loi connue. Cela distingue la faute de l'erreur.
Rm. La faute et l'erreur.
A. L'erreur a pour cause soit l'ignorance, soit l'inattention, soit la confusion3 . La faute a pour cause soit une intention volontaire, soit une ignorance ou une confusion dont je peux peux être tenu pour responsable.B. L'erreur consiste à dire ce qui n'est pas, à ne pas savoir ; ou à ne pas faire comme je sais.
La faute consiste à ne pas faire ce que je dois faire, à ne pas faire ce que je sais devoir faire.
C. L'erreur peut se corriger ; la faute peut s'accompagner de remords.
- 3. Une loi transgressée. La faute est infraction. La faute d'ADAM appellera une double sanction : extérieure (il sera chassé du jardin d'EDEN, Gn. 3 : 23) ; intérieure (il éprouvera de la honte, Gn. 3 : 7 et 10).
Rm. La loi n'éveille-t-elle pas le désir de la transgresser ?
Conclusion : la liberté ne serait pas dans la soumission à une loi extérieure à l'homme.
2. Ce qui est ici interdit.
- 1. La connaissance du bien et du mal. "(...) connaissant le bien et le mal" Gn. 3 : 5.
A . Cette connaissance est présentée comme mortelle : "(...) Dieu a dit : n'en mangez point, et n'y touchez pas ; sinon vous mourrez !" Gn. 3 : 3.RM. Pourquoi cette connaissance est-elle présentée comme mortelle ? - Ne serait-elle pas justement la plus utile de toutes les connaissances ?
B. L'interdit est ainsi une protection pour l'homme.
- 2. Le discernement du bien et du mal. L'interdit porte sur la capacité à discerner par soi-même le bien et le mal (Cf. : "(...) vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal" Gn. 3 : 5.)
Rm. Pour NIETZSCHE (1844 - 1900), le propre de l'homme est le pouvoir d'évaluer :
"(...) l'homme se désigne comme l'être qui estime des valeurs, qui apprécie et évalue, comme "l'animal estimateur par excellence"
NIETZSCHE. Généalogie de la morale. IIème dissertation, § 84.
- 3. Ce qui est interdit, c'est la capacité à égaler le pouvoir divin : "(...) et vous serez comme Dieu (...)" Gn. 3 : 55 .
La liberté est un pouvoir d'égaler Dieu, ou un apanage de Dieu.
Rm. "Le Seigneur a fait trois merveilles : les choses de rien, le libre arbitre et l'Homme-Dieu"
DESCARTES. Olympiques6.
3. Les raisons de la transgression.
- 1. Raison et cause. L'homme peut se déterminer ; il n'est pas déterminé par les lois de la nature ou les lois divines seulement.
"Toute chose dans la nature agit d'après des lois. Il n'y a qu'un être raisonnable qui ait la faculté d'agir d'après la représentation des lois, c'est - à - dire d'après les principes, en d'autres termes, qui ait une volonté"
KANT. Fondements de la métaphysique des moeurs. IIème section7 .
- 2. Motif et mobile. Un motif est une : "Raison d'agir, le plus souvent consciemment reconnue, d'ordre intellectuel"8 .
Un mobile est : "(...) le principe subjectif de détermination de la volonté d'un être dont la raison n'est pas déjà, en vertu de sa nature, nécessairement conforme à la loi objective (...)"
KANT. Critique de la raison pratique. "Des mobiles de la raison pure pratique"9.
Les mobiles de la transgression de l'interdit dans le texte de Gn. : la concupiscence ("La femme vit que le fruit de l'arbre était bon à manger, agréable à la vue, et qu'il était désirable, puisqu'il pouvait donner l'intelligence", Gn. 3 : 6) ; l'orgueil ("(...) vous serez comme Dieu (...)" Gn. 3 : 5).
- 3. La tentation. La tentation n'est pas seulement l'hésitation. Il y a un vertige de la tentation, qui ne s'explique pas seulement par la comparaison des motifs. Ce vertige sera suivi d'une chute.
Conclusion. La faute est infraction volontaire à la loi connue : je fais ce que je sais ne pas devoir faire.
B. Son analyse. Ce qui fait l'originalité du texte de la Genèse.
Le texte de Gn présente le premier acte de la liberté de l'homme, - premier acte, au sens chronologique comme au sens logique (à partir de cet acte, l'homme sera contraint d'agir librement)
1. La liberté commence par la désobéissance.
- 1. Liberté et refus. Le premier acte libre est un refus : c'est le refus de la loi du Créateur.
RM. l'obéissance et la soumission.
A. Pour la soumission, le but est l'intérêt exclusif de celui qui soumet ; pour l'obéissance, le but est aussi l'intérêt de celui qui obéitB. Celui qui est soumis est considéré et traité seulement comme un objet et comme un moyen ; celui qui obéit est considéré en même temps comme une fin.
C. La soumission repose sur la contrainte ; l'obéissance repose sur le consentement de celui qui obéit.
"Nous reconnaissons donc une grande différence entre un esclave, un fils et un sujet, qui se définissent ainsi : est esclave qui est tenu d'obéir à des commandements n'ayant égard qu'à l'utilité du maître commandant ; fils, qui fait ce qui lui est utile par le commandement de ses parents ; sujet enfin, qui fait par le commandement du souverain ce qui est utile au bien commun et par conséquent aussi à lui-même"
B. SPINOZA. Traité théologico - politique. Chapitre XVI10.
- 2. Indépendance. Le premier acte libre est un acte d'affirmation de son indépendance et de sa personnalité.
- 3. La responsabilité. Le premier acte libre est un acte qui affirme la responsabilité ("L'Eternel dit encore : Qui t'a appris que tu es nu ? N'as-tu pas mangé le fruit que je t'avais défendu de manger ?" Gn. 3 : 11).
Etre responsable, c'est pouvoir répondre de son acte : je peux donner les raisons de mon acte ; je peux répondre à la question : "Pourquoi as-tu fait cela ?".
Cependant, ADAM fuit sa responsabilité : "ADAM répondit : "La femme que tu m'as donnée pour compagne m'a offert ce fruit, et j'en ai mangé" (Gn. 3 : 12).
Malgré son souci d'indépendance, ADAM est soumis :
2. La liberté commence par le choix du mal.
- 1. Le premier acte libre est un choix :
A Choisir, c'est avoir hésité. Ce n'est plus une impulsion spontanée, aveugle et immotivée qui guidera l'homme. L'homme ne sera plus automate moral.
"Il découvrit en lui un pouvoir de se choisir à lui-même sa propre conduite, et de ne pas être lié comme les autres animaux à une conduite unique"
KANT. Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine11.B. Le choix. Les étapes du choix sont :
"L'objet du choix étant, parmi les choses en notre pouvoir, un objet de désir sur lequel on a délibéré, le choix sera un désir délibératif des choses qui dépendent de nous (...)"
ARISTOTE. Eth. Nic. III, 5, 1113 a 812.
Rm. Sur quoi peut-il y avoir délibération ?
La faculté nécessaire à la délibération est la raison : "Le choix, en effet, s'accompagne de raison et de pensée discursive". ARISTOTE. Eth. Nic. III, 4, 1112 a 15 sq13 .
"Le choix réside aussi dans l'indétermination du moi et dans la déterminité d'un contenu"
HEGEL. Principes de la philosophie du Droit. § 15 add14.
La faculté nécessaire ici pour choisir est la volonté.
La qualité morale nécessaire pour se décider est la résolution. DESCARTES compare l'homme indécis au voyageur égaré dans le Discours de la méthode. IIIème Partie15 .
"Ce n'est que par la décision que l'homme entre dans la réalité effective, même s'il doit lui en coûter beaucoup"
HEGEL. Principes de la philosophie du Droit. § 13, add16 .
- 2. Le premier choix. Le premier choix est choix à propos du mal et du bien : le premier acte de liberté de l'homme porte sur le discernement bien / mal.
Pourquoi l'importance de ce discernement ?
- 3. Le choix du mal. Le premier choix est choix du mal . De l'innocence à la perversité :
A. l'innocence est ignorance du bien comme du mal. elle est même ignorance de l'existence du bien et du mal.
"(...) le départ de l'homme du paradis que la raison lui représente comme le premier séjour de son espèce, n'a été que le passage de la rusticité d'une créature purement animale à l'humanité, des lisières où le tenait l'instinct au gouvernement de la raison, en un mot de la tutelle de la nature à l'état de liberté"
KANT. Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine17 .B. Intempérance ou perversité ? Le premier homme cède-t-il au mal ou veut - il le mal ?
"Il y a également une ressemblance entre l'homme intempérant et l'homme déréglé, bien qu'ils soient en réalité différents : tous deux poursuivent les plaisirs du corps, mais l'homme déréglé pense qu'il doit le faire, et l'homme intempérant ne le pense pas"
ARISTOTE. Eth. Nic. VII, 11, 1152 a 3 - 618 .
3. Le premier exercice de la liberté aboutit à une sanction.
- 1. Cette sanction sera une triple séparation :
A . séparation d'avec Dieu ;B. séparation d'avec la terre ("(...) la terre sera maudite à cause de toi" Gn. 3 : 17) ;
C. séparation d'avec l'homme ("Tes désirs se porteront vers ton mari, et il dominera sur toi" Gn. 3 : 16).
Mais c'est aussi un retour de l'homme (âdâm) à lui-même : "(...) car tu es poussière, et tu retourneras à la poussière" (Gn. 3 : 19). Poussière se dit : adâmâ.
- 2. L'exil et la chute :
A. c'est la fin de la spontanéité heureuse : l'homme devra travailler ("Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage (...)" Gn. 3 : 19).B. c'est la fin de l'innocence morale.
C. c'est l'entrée de l'homme dans l'Histoire. L'homme va désormais être auteur de son existence et maître du sens de son existence (si l'on ne partage pas la conception chrétienne).
"L'histoire de la nature commence donc par le Bien, car elle est l'oeuvre de Dieu ; l'histoire de la liberté commence par le Mal, car elle est l'oeuvre de l'homme"
KANT. Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine19 .
RM. Cependant Dieu donnera à l'homme des "vêtements de peau" (Gn. 3 : 21). L'homme n'est pas abandonné absolument.
- 3. La réparation. La faute est nécessaire pour que le monde soit réparé et ainsi afin qu'il soit plus parfait.
Rm. Comment concilier l'affirmation de la liberté humaine avec la préordination divine ?
C'est l'Histoire qui réparera la séparation d'avec l'âge d'or. La chute marque le début de la marche progressive de l'espèce humaine vers la perfection. Il y a une téléologie.
Conclusion. Le premier acte humain est un acte de liberté ; le premier acte de liberté est un acte de désobéissance ; le premier acte de désobéissance est un acte de désobéissance morale. Mais la liberté est - elle désobéissance ?
C. Les conséquences. Trois degrés de la liberté.
1. La liberté d'indifférence.
- 1. La liberté d'indifférence. Elle est le pouvoir de choisir, de se déterminer en l'absence de tout motif ou en l'absence de motifs prépondérants. Tel serait le cas si ADAM n'avait pas de raison du tout de pécher.
- 2. Citation :
"(...) cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté (...)"
DESCARTES. Méditations métaphysiques. IVème méditation20 .
Commentaire :
A. La délibération est comparée à une pesée. Or les poids d'une balance sont extérieurs et extrinsèques à la balance ?Mais est-ce la cas des motifs ?
B. L'indifférence est sentie. Or, comme elle est une forme de notre liberté, nous avons un sentiment de notre liberté.
"Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons"
DESCARTES. Principes de la philosophie. I, § 3921 .C. La liberté d'indifférence est fondamentale ("(...) le plus bas degré de la liberté (...)") : sans celle-ci aucune liberté ne serait possible ; cependant elle n'est pas la forme la plus parfaite de la liberté.
- 3. Les difficultés. Nous ne "sentons" pas toujours les raisons qui nous déterminent.
Comment pouvons-nous agir sans qu'aucune raison aucune ne nous ait déterminée ?
RM. Ainsi la notion d'"acte libre".
"Une infinité de grands et de petits mouvements internes et externes concourent avec nous dont le plus souvent on ne s'aperçoit pas (...) lorsqu'on sort d'une chambre, il y a telles raisons qui nous déterminent à mettre un tel pied devant, sans qu'on y réfléchisse"
LEIBNIZ. (1646 - 1716). Théodicée. Ière partie, § 4622 .
RM. Il y a "concours" et non pas stricte détermination.
2. Le libre arbitre.
- 1. Le libre arbitre. Il est le pouvoir de se déterminer en dépit et même à l'encontre de toute raison, même à l'encontre de la meilleure des raisons connues.
C'est le cas d'ADAM qui connait la loi qu'il va enfreindre et qui sait qu'elle est la meilleure pour lui.
- 2. Citation :
"(...) lorsqu'une raison très évidente nous porte d'un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère aller à l'opposé, absolument parlant, néanmoins nous le pourrions"
DESCARTES. Lettre à MESLAND. 9 février 164523 .
- 3. Les difficultés :
A. Il s'agit plutôt d'une liberté diabolique, qui se porte sur le mal.B. Cette liberté est contradictoire dans la mesure où elle est subordonnée à la réalisation d'un bien.
"(...) il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d'admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c'est un bien d'affirmer par là notre libre arbitre"
DESCARTES. Lettre à MESLAND. 9 février 164524 .C. Cette liberté est contradictoire avec le cours de la nature.
Elle fait de l'homme "un empire dans un empire" (SPINOZA. Ethique. III, préface25).
3. La liberté : la volonté éclairée.
- 1. Etre libre, c'est agir comme l'on veut en sachant ce que l'on veut et pourquoi on le veut.
- 2. Citation :
"(...) si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire ; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent"
DESCARTES. Méditations métaphysiques. IV26 .
- 3. Les difficultés. Cette conception suppose que je sois cause et que je sois seule cause de mon action.
A. Mais dans la nature tout est est soumis au déterminisme.Ne faut-il pas alors avouer que je suis moi aussi déterminé quoique je l'ignore ?
Il faut alors choisir entre la nature et la liberté.
B. Ces deux propositions :
RM. Il faut distinguer la volonté et le désir.
- 1°. Le corps désire ; il appartient à la nature et de ce fait il est soumis au principe du déterminisme.
En tant que l'homme désire, il est déterminé. Il est hétéronome : il reçoit sa loi de la nature.
En tant qu'il ne fait que désirer, l'homme n'est pas libre.
- 2°. Vouloir c'est se déterminer. L'homme qui veut est autonome, et il ne reçoit sa loi que de lui-même.
En tant qu'il veut, l'homme est libre.
- 3°. La preuve de cette liberté est donnée par l'inculpation et la condamnation judiciaires28.