Le nom.

Ce que le nom peut nous apprendre sur le langage.

 

A. Un exemple.

 

""Bonjour, colonel Chabert, lui dit Derville.

- Pas Chabert ! pas Chabert ! Je me nomme Hyacinthe, répondit le vieillard. Je ne suis plus un homme, je suis le numéro 164, septième salle", ajouta - t - il en regardant Derville avec une anxiété peureuse, avec une crainte de vieillard et d'enfant"

H. BALZAC. Le colonel Chabert1 .

 

RM. "Ne vais - je pas rester sans état, sans nom ? Est - ce tolérable ?", H. BALZAC. Le colonel Chabert2 .

 

1. Nom et identité.

- 1. Reconnaître quelqu'un, c'est pouvoir le nommer. Reconnaître quelqu'un, c'est pouvoir mettre un nom sur un visage : "Bonjour, colonel Chabert, lui dit Derville".

- 2. Le vrai nom. Quel est le vrai nom de chacun ?

A. Le nom reçu. Le nom de chacun est le nom de famille, le nom de baptême.

 

2. Nom et personnalité.

- 1. Perdre son nom, c'est perdre sa personnalité.

A. "Je ne suis plus un homme" : que devient l'homme sans son nom ?

B. Le nom est l'expression sociale et publique de la personnalité. Le nom est ce qui permet à l'autre de m'adresser la parole.

RM. La conversation omet parfois le nom : "Ce que dit l'autre". L'absence de nom met la personne à l'état de chose : "Que dit Machin ?".

- 2. Le nom et le moi. Le nom revêt une importance particulière pour l'homme.

A. A la question : "Qui êtes - vous ?", chacun répond en donnant son nom.

B. L'animal n'a pas de nom par lequel on puisse l'appeler. Nommer son animal, c'est lui accorder une place et une personnalité. Sans nom, l'animal domestique a une individualité sans avoir une personnalité.

RM. Le nom donné à l'animal est souvent un terme générique : "Médor" ; "Minou". Ces noms sont ceux qui sont donnés à une infinité d'individus.

- 3. Cacher le nom, c'est cacher sa personnalité. La dissimulation du nom est l'effet d'une stratégie : "- Pas Chabert ! pas Chabert !".

A. Dissimuler le nom, c'est dissimuler sa position sociale.

Exemple : les nobles après la Révolution Française supprimèrent leur particule. Lamarck au lieu de : de Lamarck.

B. Dissimuler le nom, c'est dissimuler sa vraie personnalité.

Exemple : le cyclope ne peut pas identifier ULYSSE qui répond : "Personne".

 

3. Nom et société.

- 1. Nommer c'est s'adresser à l'autre. Chabert est salué quand il est nommé. Le nom est une relation à autrui, relation directe (salutations) ou indirecte (les registres ; les conversations ; les présentations).

- 2. Le nom, détermination sociale. Le nom répond à une nécessité sociale.

A. Nommer, c'est, pour une société, assigner à chacun sa place.

Exemple : l'appel dans une classe ou à l'armée est une forme de contrôle social.

B. La meilleure détermination sociale de chacun serait l'assignation par un enregistrement, par la mise sur un registre sans possibilité d'homonymie.

- 3. Le nom, détermination sociale insuffisante. Le nom de Chabert ne suffit pas à l'identifier.

A. Le nom est complété par le prénom et désormais par les numéros de l'INSEE. Ici, Chabert dit : "je suis le numéro 164, septième salle".

B. Une détermination sociale est ajoutée par sa fonction de militaire.

C. La détermination sociale est précisée par le grade : "colonel Chabert".

 

Conclusion. Le nom identifie une personne ; il la situe dans une société et il permet à la société d'exercer un pouvoir sur cette personne.

 


B. Son analyse.

 

Le nom a trois fonctions : distinguer ; identifier ; agir.

 

1. Le nom distingue.

- 1. Nommer, séparer. Le nom sépare un individu ou un certain type d'individus de la masse.

A. Le nom de Hyacinthe Chabert désigne un être humain et un seul.

B. Il suffit de cacher le nom pour n'être plus rien. Privé de son nom, le colonel Chabert est un numéro.

Exemple 1 : ULYSSE répond : "Personne" à POLYPHEME, le cyclope aveuglé et qui cherche à identifier qui s'enfuit de la grotte. Cacher le nom, c'est rester dans la masse, indistingué.

Exemple 2 : "A Toulon, il [Jean VALJEAN] fut revêtu de la casaque rouge. Tout s'effaça de ce qui avait été sa vie, jusqu'à son nom ; il fut le numéro 24601"

HUGO. Les misérables. II. La chute. VI. Jean VALJEAN3 .

- 2. Nom et société. Etre nommé est une distinction sociale. Etre nommé c'est être désigné, choisi pour occuper une place ou pour exercer une fonction.

Le contraire est : l'ignominie, - être privé de nom, c'est - à - dire : de renom.

- 3. Nom et conscience de l'existence. Le nom fait prendre conscience de l'existence d'un être qui est une personne.

 

2. Le nom identifie.

- 1. Identification. Le nom identifie. Le nom apparaît sur la carte d'identité.

A. Demander : "Qui est - ce ?" ou demander : "Quel est son nom ?" sont deux questions synonymes.

B. La signature authentifie un document, un tableau, en identifiant l'auteur.

Exemple : la signature de DÜRER.

C. Le contraire de la signature est l'anonymat qui ne permet d'identifier l'auteur.

- 2. Changement de nom, changement d'identité. Changer de nom, c'est changer d'identité.

Le changement de nom témoigne d'une volonté de changer de vie, de s'intégrer dans une communauté.

Exemple : Marcel BLOCH, dit Marcel DASSAULT.

A. L'entrée dans les ordres s'accompagne d'un changement de nom.

Exemple : les religieux (l'abbé Pierre).

B. Le pseudonyme ouvre l'entrée dans une autre carrière.

Exemples : VOLTAIRE, MARIVAUX, YOURCENAR (qui est un anagramme).

C. Le nom de guerre permet de dissimuler l'identité civile et d'exercer une autre activité plus secrète.

Exemple : CHABAN pour Jacques DELMAS.

RM. Les prostituées, ou les danseuses de cabaret prennent elles aussi un nom de guerre : Madame Claude, Lova MOOR...

- 3. L'identification par le nom. Le nom identifie mais il identifie de manière particulière. En effet, un nom peut être remplacée par un matricule. C'est le cas des prisons, des hôpitaux, des corps d'armée.

A. Le matricule identifie en dépersonnalisant : le matricule est un dénombrement.

B. Le nom rattache à un peuple, à un territoire (les noms de famille espagnols), à une filiation (les noms de famille écossais), à une religion.

C. Contre la déshumanisation du matricule, le surnom est un recours.

 

3. Le nom et l'action.

Je réponds à l'appel de mon nom : "Me voici".

- 1. Qui nomme ? Seul nomme celui qui dominera ce qu'il nomme.

A. Nommer, c'est se priver de ce fait de tout vis - à - vis possible. Dans la Genèse, c'est ADAM qui nomme les espèces vivantes. En nommant tous les êtres de la Création, ADAM se prive de la possibilité d'avoir un être avec qui il soit à égalité. Ainsi, il assure sa suprématie et son pouvoir sur elles :

"Tout ce que désigna l'homme avait pour nom "être vivant" ; l'homme désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des champs (...)"

Gn. 2 : 19 - 20.

RM. La création d'EVE est alors nécessaire :

"L'homme appela sa femme du nom d'Eve - c'est - à - dire La Vivante-, car c'est elle qui a été la mère de tout vivant"

Gn. 3 : 20.

B. Le baptême. Le nom au cours de la cérémonie est reçu. La nomination n'est valide que si certaines règles sont respectées, - dont l'autorité de la personne investie de la charge de la nomination.

- 2. Le nom et le pouvoir. Nommer, c'est pouvoir agir sur ... . Celui qui nomme exerce un pouvoir sur la chose nommée.

Exemple : "Au nom du Roi, je vous arrête".

A. L'invocation. Dans Ex. 34 : 6 - 7, Dieu est nommé selon 13 attributs4 . Chaque nom de Dieu, quand il est invoqué, permet une action efficace.

B. La vocation. La vocation, c'est appeler par le nom pour convertir. Nommer c'est révéler à elle - même la personne nommée ; c'est lui révéler sa personnalité vraie et qui lui demeurait cachée. Chacun a un nom propre et intérieur que Dieu seul connaît.

Exemple : La vocation d'ABRAHAM.

"On ne t'appellera plus du nom d'Abram, mais ton nom sera Abraham car je te donnerai de devenir le père d'une multitude de nations et et je te rendrai fécond à l'extrême : je ferai que tu donnes naissance à des nations, et des rois sortiront de toi"

Gn. 17 : 5 - 6 .

C. La magie. La magie fait appel à ce pouvoir de la parole. Ainsi : "Sésame, ouvre - toi !". Certains noms doivent être tus pour ne pas déclencher les forces hostiles.

- 3. Nom et Destin. Le nom seul contient le programme de la vie de celui qui le porte. L'adage : nomen omen, signifie que le nom est un destin pour l'homme.

Exemple : Henri de Valois, doit l'anagramme est : roi de nul haï (le v devient u).

 


C. Les conséquences.

 

1. Le nom et les choses.

Savoir les noms est - ce savoir les choses que ces noms désignent ?

- 1. Un signe. Un nom est un mot, un ensemble de sons ayant un sens et qui désignent un objet. Le nom comme tout mot est un signe.

Définition : Est signe toute chose mise à la place d'un autre selon un lien soit naturel (l'indice), soit conventionnel (le symbole), soit arbitraire (le signe).

La fumée est l'indice du feu ; la croix est le symbole des chrétiens ; le mot : "arbre" est le signe de la réalité (le référent) qu'est l'arbre désigné :

"Je distingue trois sortes se signes : 1°. les signes accidentels, ou les objets que quelques circonstances particulières ont lié avec quelques unes de nos idées, en sorte qu'ils sont propres à les réveiller. 2°. Les signes naturels, ou les cris que la nature a établis pour les sentiments de joie, de crainte, de douleur etc. 3° Les signes d'institution,ou ceux que nous avons nous - mêmes choisis, et qui n'ont qu'un rapport arbitraire avec nos idées"

E. CONDILLAC (1715 - 1780). Essai sur l'origine des connaissances humaines. I, Section II, 45 .

- 2. Le nom, première forme de connaissance. Le nom est la première forme de connaissance puisqu'il distingue et identifie les objets nommés.

Pour PLATON, le nom est le premier facteur de la connaissance6 . Parmi les facteurs de la connaissance, se trouvent le nom, la définition, l'image représentée, la connaissance, l'Idée.

- 3. Savoir et nom. En l'absence de nom, nous ne pourrions pas connaître.

A. Nous ne pourrions pas connaître parce que nous ne pourrions pas distinguer :

"Ils ne voient rien en détail, parce qu'ils ne savent même pas ce qu'il faut regarder, et ils ne voient pas non plus l'ensemble, parce qu'ils n'ont aucune idée de cette chaîne de rapports et de combinaisons qui accable de ces merveilles l'esprit de l'observateur"

ROUSSEAU. Les confessions. XII7 .

D'où la rédaction d'une Flora Petrinsularis8 .

B. Ceux qui ne disposent pas des noms n'apercevraient que de l'herbe9 .

RM. L'érudition est un savoir qui se contente des mots.

 

2. La rectitude des noms.

Comment s'assurer de la rectitude des noms ? Les noms désignent - ils correctement les choses qu'ils prétendent désigner ?

- 1. Le problème. D'où viennent les noms ? Comment en sont - ils venus à désigner les objets qu'ils désignent ?

A. Désignent - ils naturellement leurs objets par une imitation à l'aide de sons ?

- 2. Le naturalisme. C'est la conception de CRATYLE dans le Cratyle de PLATON

A. Définition.

"Un nom, c'est donc, à ce qu'il semble, une imitation, par le moyen de la voix, de la chose même qu'imite l'imitateur, et cet imitateur vocal dénomme chaque fois qu'il imite"

PLATON. Cratyle. 423 b10 .

B. Le nom doit imiter à l'aide de syllabes l'essence de l'objet qu'il désigne. Le nom serait une peinture sonore.

"Toujours est - il que (...) la lettre r a été jugée par celui qui a établi les noms, comme étant un bon outil de mouvement, en vue de réaliser en eux une ressemblance avec la translation ; tout au moins en use - t - il maintes fois en visant celle - ci. Pour commencer, dans les mots mêmes de rheïn et de rhoè, "couler", "courant", c'est au moyen de cette lettre qu'il imite la translation (...)"

PLATON. Cratyle. 426 d11 .

C. Une difficulté. Le langage serait alors fait d'onomatopées. L'imitation du cri d'un animal serait le nom de cet animal :

"Ceux - là qui imitent le mouton, aussi que que ceux qui font le coq ou tout autre bête, nous serions obligés de convenir qu'ils dénomment ainsi les êtres que justement ils imitent !"

PLATON. Cratyle. 423 c12 .

- 3. Le conventionnalisme. C'est la conception de HERMOGENE dans le Cratyle de PLATON.

A. Définition.

"Le fait est, que de nature et originellement, aucun nom n'appartient à rien de particulier, mais bien en vertu d'un décret et d'une habitude, à la fois de ceux qui ont pris cette habitude et de ceux qui ont décidé l'appellation"

PLATON. Cratyle. 384 d13 .

Commentaire :

"(...) cet accord unanime dut être motivé, et (...) la parole paraît avoir été fort nécessaire, pour établir l'usage de la parole"

ROUSSEAU. Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes. I14

Exemple : le rouge n'est pas cet objet rouge.

 

3. Nommer, agir.

- 1. Nommer, c'est agir. Nommer, ce n'est pas seulement désigner quelqu'un ou quelque chose.

A. C'est aussi exercer un pouvoir sur la chose nommée.

"Alors Josué parla au SEIGNEUR en ce jour où le SEIGNEUR avait livré les Amorites aux fils d'Israël et dit en présence d'Israël :

"Soleil, arrête - toi sur Gabaon, lune, sur la vallée d'Ayyalôn !""

Jos. 10 : 12 - 13.

B. Le pouvoir du discours du rhéteur.

"(...) souvent, en effet, j'ai déjà accompagné mon frère, ainsi que d'autres médecins, au chevet de quelque malade qui se refusait à boire une drogue ou à laisser le médecin lui tailler ou brûler la chair : celui, - ci était impuissant à le persuader ; moi, sans avoir besoin d'un autre art que de l'art oratoire, je le persuadais !"

PLATON. Gorgias. 456 b15 .

Commentaire :

"(...) il y a que cette faculté, chez toi, de bien parler d'Homère n'est point un art (...) mais une puissance divine qui te met en branle, comme dans le cas de la pierre qui a été appelée "magnétique" par Euripide (...). Cette pierre en effet ne se borne pas à attirer simplement les anneaux quand ils sont en fer, mais encore elle fait passer dans ces anneaux une puissance qui les rend capables de produire ce même effet que produit la pierre et d'attirer d'autres anneaux ; si bien que parfois il se forme une file, tout à fait longue, d'anneaux suspendus les uns aux autres, alors que c'est de la pierre en question que dépend la puissance qui réside en tous ceux - ci (...)"

PLATON. Ion. 533 d - e16 .

- 2. Nommer, c'est faire. Dire, c'est faire.

A. L'exercice de la parole est elle - même une action.

Exemple : baptiser consiste à prononcer les paroles : "Je te baptise". En l'absence de ces paroles, le baptême n'existe pas.

B. Les énoncés performatifs. Le langage ne se limite pas à dire les choses : il a une dimension pragmatique. Il agit et il fait agir.

Exemples : les ordres ; les prières.

 


  1. Cf. BALZAC (1992), p. 119.
  2. Cf. BALZAC (1992), p. 88.
  3. Cf. HUGO (1967, I), p. 112.
  4. Cf. : "Le SEIGNEUR passa devant lui[Moïse] et proclama : "Le SEIGNEUR, le SEIGNEUR, Dieu miséricordieux et bienveillant, lent à la colère, plein de fidélité et de loyauté, qui reste fidèle à des milliers de générations, qui supporte la faute, la révolte et le péché, mais sans rien laisser passer, qui poursuit, la faute des pères chez les fils et les petits - fils sur trois et quatre générations"", Ex. 34 : 6 - 7.
  5. Cf. CONDILLAC in PASCAL (1974), p. 145.
  6. Cf. PLATON. L.VII, 342 a sq.
  7. Cf. ROUSSEAU (1968 a, I), p. 416. Cf. : "Quelque élégante, quelque admirable, quelque diverse que soit la structure des végétaux, elle ne frappe pas assez un oeil ignorant pour l'intéresser. Cette constante analogie, et pourtant cette variété prodigieuse qui règne dans leur organisation, ne transporte que ceux qui ont déjà quelque idée du système végétal. Les autres n'ont, à l'aspect de tous ces trésors de la nature, qu'une admiration stupide et monotone", ROUSSEAU. 1968 b, p. 415 - 416.
  8. Cf. ROUSSEAU (1968 a, I), p. 416.
  9. Cf. : Là où les petits citadins ne connaissent que les petits oiseaux, les paysans chasseurs différencient et nomment trente passereaux", MOUNIN (1963), p. 193.
  10. Cf. PLATON (1950, II), p. 665.
  11. Cf. PLATON (1950, II),p. 670.
  12. Cf. PLATON (1950, II),p. 665.
  13. Cf. PLATON (1950, II),p. 614.
  14. Cf. ROUSSEAU (1971), p. 191.
  15. Cf. PLATON (1950, I), p. 388.
  16. Cf. PLATON (1950, I), p. 62.


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