SENEQUE.

 

"La vie est longue, si elle est remplie. Or, elle est remplie, aussitôt que l'âme a repris possession du bien qui lui est dévolu et qui ne relève plus que d'elle - même. De quoi servent à cet homme quatre - vingt ans passés à ne rien faire ? Cet être n'a pas vécu, il s'est attardé dans la vie. Il n'est pas mort tard : il a mis longtemps à mourir. Il a vécu quatre - vingt ans ? Il faudrait d'abord savoir depuis combien de temps il était déjà mort. Cet autre est mort dans la force de l'âge ? Il a donc pu remplir ses fonctions de bon citoyen, de bon ami, de bon fils ; il n'a manqué à aucun de ses devoirs. Sa vie n'a pas duré autant qu'elle aurait pu, mais son genre de vie a été parfait. L'autre a vécu quatre - vingt ans ? Non, il a duré quatre - vingt ans, à moins que tu n'entendes "vivre" au sens où on le dit des végétaux"

SENEQUE. Lettre à Lucilius. 93 : 1 - 41 .

 


Bien vivre n'est pas vivre longtemps. La durée de la vie n'importe pas à sa qualité. Le temps de la vie n'est pas le temps mesurable au cadran de l'horloge ou au calendrier. La vie est remplie lorsque l'âme occupe sa fonction. De la sorte chacun dispose à chaque moment des moyens propres pour mener une vie heureuse. SENEQUE illustre son propos par deux exemples pris aux deux extrémités : le vieillard et le jeune homme. Meurt avant l'autre celui qui néglige cette fonction de l'âme, - qu'il demeure ou non présent en ce monde. L'existence n'est en effet pas la vie ; le vieillard peut vivre et néanmoins n'avoir jamais existé ; le jeune homme peut ne plus vivre mais avoir existé. Les formules concises de SENEQUE peuvent laisser croire aux paradoxes : comment vivre et n'exister pas ? Comment exister et accepter de ne plus vivre ?

Quel est ce temps de l'existence qui n'est pas le temps de la vie ?

 


La longueur de la vie n'est pas affaire de temps mais de qualité. SENEQUE énonce d'abord ce paradoxe.

La thèse de l'auteur consiste à donner les conditions de la vie longue. Il s'agit de la remplir : "La vie est longue, si elle est remplie". La longueur de la vie ne se mesure pas au temps du calendrier ou au cadran des horloges. Selon l'opinion la plus courante, plus elle est remplie plus la vie semble courte. Les activités remplissent un vide qui fait peur ; elles comblent un manque. La vie apparaît aussi comme un vide, un laps de temps qui ne suffit pas. Mais de quoi faut - il donc la remplir pour qu'elle soit longue ?

Cette condition est donnée par la phrase suivante : "Or, elle est remplie, aussitôt que l'âme a repris possession du bien qui lui est dévolu et qui ne relève plus que d'elle - même". La longueur de la vie n'est pas affaire de temps ; elle dépend bien plutôt de la manière de se rapporter à elle. La vie est longue quand l'âme se réapproprie un bien. Cela veut dire que la vie est courte quand ce bien est perdu, oublié, délaissé. Cela veut dire encore que ce bien est un bien propre de l'âme : il lui est "dévolu". Enfin, ce bien lui est approprié et demeure à la portée de l'âme : il : "ne relève plus que d'elle - même". Chaque âme dispose donc des moyens de rentrer en possession de ce qui fera de sa vie, une vie longue. Mais quel est ce bien propre ?

SENEQUE ne donne que les caractères et les conséquences de la réappropriation de ce bien de l'âme. Il ne dit pas ce qu'il est. Il est cependant possible de supposer que ce bien propre n'est autre que l'âme elle - même libéré des passions, des tendances qui la dissipent. La vie longue est la vie remplie par l'âme elle - même, celle qui est remplie par les fonctions de l'âme : la conscience, la raison, l'acquittement des fonctions imposées par le rôle que le sort nous a réservé. Les Stoïciens disent : le Destin.

Ce propos demeurent abscons : l'auteur donne deux exemples pris au deux extrémités de la vie.

 


Le choix de ces exemples n'est pas quelconque : il oppose deux âges de la vie mais aussi deux représentations de la mort et de la perte.

Le vieillard et l'homme dans la force de l'âge n'ont pas chacun la même place dans la société ; l'entourage ne déplore pas également leur perte. La mort de l'homme jeune est pleurée et déplorée comme une perte, comme un préjudice pour la société. Sa mort semble injuste : pourquoi lui ? Pourquoi lui en ce sommet de la vie ? La mort du vieillard apparaît comme le signe majestueux d'une vie dignement vécue (Cf. PLATON. Hippias), pleinement vécue.

Le vieillard meurt après quatre - vingt ans d'une vie abondamment remplie d'événements sans doute, mais d'une vie mal remplie. "De quoi servent à cet homme quatre - vingt ans passés à ne rien faire ?". Il n'a pas manqué d'agir cet homme vénérable. Mais les activités qui l'ont tenu occupé, l'ont retenu occupé loin de lui - même, hors de lui - même. Sa vie a subsisté dans un temps suspendu : "Cet être n'a pas vécu, il s'est attardé dans la vie". Il est en retard non par rapport à des activités, mais il est en retard sur lui - même : il n'a pas mis en oeuvre la maxime de l'oracle : "Connais - toi toi - même". De la sorte, le vieillard est mort à lui - même : il s'ignore ou il se méconnaît. Sa vie est comme une longue agonie : "Il n'est pas mort tard : il a mis longtemps à mourir". Sa mort dans la vie résume et symbolise cette autre mort plus douloureuses d'une mort à lui - même. Il n'a pas vécu : il était déjà mort avant sa mort ("Il a vécu quatre - vingt ans ? Il faudrait d'abord savoir depuis combien de temps il était déjà mort").

Le jeune homme meurt dans la force de l'âge : "Cet autre est mort dans la force de l'âge ?". Sa mort est un scandale : il est jeune, il est privé de sa vie ; sa mort prive ses proches d'un ami, d'un époux, d'un père ; elle prive la république d'une force nécessaire à son soutien. Tout devrait précipiter les larmes. SENEQUE se fait alors consolateur : "Il a donc pu remplir ses fonctions de bon citoyen, de bon ami, de bon fils ; il n'a manqué à aucun de ses devoirs". Une vie courte peut être une vie accomplie si aucun des devoirs de l'homme n'est négligé. Ce qui porte aux larmes devient un moyen de se réjouir de ce qu'il a été permis à un homme de vivre complètement sa vie d'homme.

Comment SENEQUE peut - il opéré ce renversement du bon sens ?

 


SENEQUE en stoïcien distingue la vie achevée de la vie terminée. Parvenir au terme de sa vie, ce n'est pas achever sa vie. Achever sa vie ne demande pas qu'elle soit parvenue à son terme.

La vie du jeune homme est complète : "Sa vie n'a pas duré autant qu'elle aurait pu, mais son genre de vie a été parfait". Il n'est pas privé d'un temps possible s'il a déjà accompli tout ce que la vie demandait de lui. Chaque homme peut achever sa vie à chaque moment quelle qu'en soit l'échéance. La vie peut être parfaite à tous les moments si elle est faite comme une vie d'homme. La complétude ne s'obtient pas nécessairement par l'attente de l'avenir. Le terme de la vie est l'échéance nécessaire sur laquelle nul ne peut rien, qui ressortit de la nature et qui ne signifie rien pour l'homme.

Or le vieillard a pu certes vivre longtemps : "L'autre a vécu quatre - vingt ans ?" Mais il n'a pas pour cela existé : "Non, il a duré quatre - vingt ans, à moins que tu n'entendes "vivre" au sens où on le dit des végétaux". Sa vie comme celle des vivants se déploie dans le temps mais dans le temps naturel, le temps de la naissance de la croissance, du dépérissement. Mais ce temps est extérieur à l'homme : il ne le façonne pas intérieurement ; l'homme n'en est pas affecté dans son identité. A la rigueur, ce temps l' arrache à lui - même ; ce temps ne le constitue pas. Vivre, c'est durer, s'attarder ; exister, selon SENEQUE, serait remplir ses fonctions d'homme.

Mais quel est ce temps de l'existence ? Ne faut - il pas partager avec le sens commun cette idée que le seul temps est le temps de la vie ?

 


Certes, la vie et l'existence ne semblent pas se distinguer : "Il a bien vécu" dit - on de quelqu'un dont l'existence semble l'avoir comblé : le temps serait une condition nécessaire pour mener sa vie d'homme.

BERGSON fait de la durée ce temps constructif par lequel chaque homme trouve dans le passé ce qui le constitue et ce qui le porte dans l'avenir. Le temps de l'existence est aussi un temps de la vie : comment exister pour l'homme en dehors de ce temps de maturation qui est aussi celui des vivants ? Mais ce temps de la vie ne suffit pas : l'homme est toujours au - delà, dans son projet. Il se construit dans son existence qui est, selon les existentialistes, une ek - stase, une capacité et une volonté de toujours dépasser sa simple vie.

Il reste que ce temps vécu peut être un temps de dissipation, de divertissement, de perpétuelle distraction, de traction hors de soi. Ce temps seulement vécu donne l'impression au vivant de pleinement vivre, mais il donne au mourant de regret de n'avoir pas existé. Ce temps est le temps de la fuite, un temps qui s'enfuit et qui fait fuir l'homme de lui - même.

De la sorte, SENEQUE est fondé à mettre l'existence dans le temps que chacun peut s'approprier quand il s'approprie son vrai bien. Le vrai bien est peut - être cette constance dans la volonté d'être soi, de vouloir coïncider avec soi sans laisser les événements nous divertir. Ainsi, le temps de l'existence n'est pas le temps vécu. Ce temps est à chaque moment en notre pouvoir : être soi c'est être soi à tout moment.

 


Le temps de l'existence est le temps présent, le temps de la présence à soi. SENEQUE peut alors montrer que la longue vie du vieillard ne lui a rien été, s'il n'a rien fait de lui. La brève existence du jeune homme a pu être complète avant son terme. Mais que vaudront ces arguments devant les larmes des parents ? SENEQUE s'adresse ici à des âmes fortes qui peuvent s'abstraire du "coup" du sort pour mesurer l'exacte nature des chagrins. Exister nous est à chaque moment possible et cette existence achevée est l'existence définitive, quasi - éternelle...


  1. Cf. SENEQUE (1993), p. 932 - 933.

 

 

Sommaire. Corrigés | Bibliographie générale