PLATON.

 

"N'est - ce donc pas, Glaucon, repris- je, que l'éducation musicale est souveraine parce que le rythme et l'harmonie ont au plus haut point le pouvoir de pénétrer dans l'âme et de la toucher fortement, apportant avec eux la grâce et la conférant, si l'on a été bien élevé, sinon le contraire ? Et aussi parce que le jeune homme à qui elle est donnée comme il convient sent très vivement l'imperfection et la laideur dans les ouvrages de l'art ou de la nature, et en éprouve justement du déplaisir ? Il loue les belles choses, les reçoit joyeusement dans son âme pour en faire sa nourriture, et devient ainsi noble et bon ; au contraire, il blâme justement les choses laides, les hait dès l'enfance, avant que la raison lui soit venue, et quand la raison lui vient, il l'accueille avec tendresse et la reconnaît comme une parente d'autant mieux que son éducation l'y a préparé.

Il me semble en effet, dit - il, que ce sont là les avantages que l'on attend de l'éducation par la musique"

PLATON. République. III, 401 e - 402 a1 .

 


Loin d'être seulement un art du divertissement ou du délassement pour les heures oisives, la musique a, selon SOCRATE, une valeur éducative. Mais laquelle ? Dans la formation des gardiens de la Cité platonicienne, la musique occupe une place essentielle puisqu'elle est l'une des deux matières fondamentales avec la gymnastique : l'une formera l'esprit alors que l'autre formera le corps. Qu'un philosophe reconnaisse une vertu pédagogique à la musique n'est pas monnaie courante, - particulièrement s'agissant de PLATON dont la réticence à l'égard des arts est ordinairement fort grande. Les raisons avancées par SOCRATE pour justifier la mission pédagogique de la musique méritent donc examen : la musique a le privilège de pouvoir s'adresser directement à l'âme ; elle prépare l'âme à reconnaître le beau et le bien avant que la raison de l'homme ne se soit complètement développée.

La musique peut - elle vraiment avoir cette vertu propédeutique ?

 


S'il faut en croire SOCRATE, l'éducation musicale est : "souveraine". Rien n'égale son pouvoir et sa vertu. Son efficace est à double détente : elle forme l'âme et elle la prépare à reconnaître le bien et le vrai avant même que la raison ne se s'exerce.

La musique confère la grâce à l'âme, - et sans doute ce concept est - il moins emprunté à la théologie qu'à l'esthétique. La grâce dont il est ici question n'est pas la dispense d'un don divin gratuit. La grâce est la qualité de l'âme dont l'élégance procède de l'harmonie intérieure ; elle est symétrique à la grâce du corps qui naît de l'heureuse proportion des membres et des muscles. Par analogie avec la grâce corporelle, elle est faite d'une proportion des qualités intellectuelles, - nulle n'ayant une suprématie indue sur l'autre. PLATON parle, dans le Phédon, de la philosophie comme de la musique de l'âme. La musique est souveraine parce qu'elle jouit du privilège de : "pénétrer dans l'âme et de la toucher fortement". La musique est de tous les arts celui qui s'adresse immédiatement à l'âme. La peinture comme tous les arts de la vue suppose de l'attention de la part des spectateurs, qui peuvent se détourner, fermer les yeux, passer à la contemplation d'une autre oeuvre. La musique se fait sans l'intermédiaire de la raison, sans la volonté même parfois de l'auditeur captivé. La musique s'insinue dans l'âme : elle semble agir d'elle - même sans la coopération même de celui qui l'écoute. Cette grâce, la musique l'a dispense par le rythme et l'harmonie. Ainsi, ce ne sont pas les sons eux - mêmes, ni leur propriétés (timbre, hauteur, intensité, durée) qui ont vertu éducative : ces sont les rapports entre ces sons qui intéressent le pédagogue SOCRATE. La musique intéresse SOCRATE pour ses propriétés formelles non pour la qualité matérielle des sons dont elle est faite. La musique est faite de rapports et de relations et l'éducation musicale, si elle est réussie, se doit faire ressentir leur existence. Se dégage un caractère du Beau selon PLATON : il est une propriété formelle qui consiste dans la convenance des parties entre elles et au sein d'une totalité. PLATON peut alors évoquer les catégories de l'"imperfection" et de "laideur" aussi bien que celles du beau et du laid. Cette vertu de la musique comme les propriétés des harmonies qu'elle découvre ont deux effets éducatifs.

Le jeune homme, - tel est le premier effet de l'éducation musicale -, pourra sentir, avant même que de pouvoir en juger et de pouvoir la connaître, la valeur de tous les autres rapports dans les "ouvrages de l'art ou de la nature". La formation musicale est une formation esthétique. Par l'éducation du sens de l'ouïe, l'enfant connaîtra l'existence de rapports et de proportions aussi bien dans ce que fait l'homme que dans ce que fait la nature. La perception de ces rapports et de ces proportions sera reçu "joyeusement" ou, au contraire, lorsque ces harmonies sont absentes lui procurera du "déplaisir". Le problème de la formation de l'enfant se pose d'abord en termes de plaisir, plaisir de la perception des harmonies, et, comme la raison de l'enfant se nourrit de la perception de ces harmonies, plaisir de l'accroissement. En somme par la musique, l'enfant se nourrit du beau. Il le sentira d'autant plus "vivement" que cette éducation sera bien faite ("si l'on a été bien élevé, sinon le contraire").

Il importe en effet que l'enfant soit bien élevé parce que la musique le prépare à reconnaître les harmonies dans les figures comme dans les actions. Par la musique, l'enfant se se familiarise aux rapports. C'est le second effet éducatif de la musique. Il se prépare aux sciences comme à la morale : la géométrie est la science des rapports entre les lignes et les figures comme la morale sera un art des relations entre les diverses tendances de l'homme. L'action morale doit composer entre les désirs de l'homme, son irrascibilité, et sa raison, - selon l'image du sac de peau. Aussi à la joie pour l'enfant de la perception présente des harmonies exactes ("les reçoit joyeusement") suivra le plaisir pour l'adolescent de la reconnaissance ("avec tendresse") de ces mêmes harmonies dans d'autres domaines que celui de l'esthétique. La connaissance intellectuelle n'est pas autre chose qu'une reconnaissance ("comme une parente"). Les harmonies sont apparentées à l'âme dont elles sont la nourriture ; les harmonies esthétiques sont parentes des harmonies intellectuelles que le jeune homme découvrira dans les figures géométriques, dans l'astronomie, dans la morale ("et ainsi devient noble et bon"). Connaître ce n'est jamais que reconnaître, mais c'est aussi, d'une part, être en mesure d'opérer des discriminations grâce à cette formation préalable de la sensibilité ("Il loue les belles choses (...) au contraire, il blâme les choses laides"), d'autre part, se transformer par cette reconnaissance ("les reçoit joyeusement dans son âme pour en faire sa nourriture, et devient ainsi noble et bon"). L'originalité de l'éducation musicale tient aux rapports particuliers entre la sensibilité et la raison : la raison retrouve les rapports d'abord présentés par la sensibilité. Il importe donc d'éduquer la sensibilité pour éduquer la raison.

L'éducation de la sensibilité est une propédeutique à l'exercice de la raison ("avant que la raison lui soit venue") : la sensibilité éduquée favorise l'exercice de la raison. Que penser de cette thèse de PLATON ?

 


"Ce sont là des avantages que l'on attend de l'éducation par la musique". Mais précisément ces avantages attendus sont - ils toujours satisfaits ? Le retentissement de l'éducation de la sensibilité sur la formation de la raison n'est peut - être pas si manifeste que le croit SOCRATE.

Et d'ailleurs PLATON lui - même ne s'y est pas trompé quand il dénonce les poètes tragiques et les musiciens comme les fauteurs de troubles dans l'âme. L'âme est mise sens dessus dessous par les harmonies plaintives qui la déchirent. La vertu même de la musique la rend pernicieuse. Certes, elle a : "le pouvoir de pénétrer dans l'âme et de la toucher fortement", mais ce pouvoir est propice à la sédition dans l'âme : les accents plaintifs la touchent plus profondément encore. Aussi PLATON ne s'embarrasse - t - il pas, et chasse le poète hors de la Cité parfaite (République. III, 397 e - 398 b). Il est permis, même, de douter de la possibilité de discipliner la sensibilité : comment ce qui échappe au contrôle de la raison pourrait - il se plier à ses volontés ? Enfin, rien n'est mois sûr qu'une continuité entre la sensibilité et la raison. L'analogie des harmonies esthétiques perçues par la sensibilité et des harmonies intellectuelles retrouvées par la raison n'est pas établie : la finesse de la sensibilité n'est peut - être pas un gage de la future réussite de la formation intellectuelle. Est - ce à dire que la musique soit sans valeur éducative ?

PLATON n'est pas démuni face à ces réserves. Toutes les harmonies et tous les rythmes n'ont pas la même vertu éducative. PLATON le sait et il s'est attaché à ne conserver que ceux dont les vertus sont les plus éminentes pour la formation du caractère des gardiens de sa Cité (République. III, 398 d - 400 e). Des rythmes amollissent l'âme ; d'autres l'ennoblissent en la prédisposant à la force et à la vertu. Il serait vain par ailleurs de chercher à former d'emblée la raison de l'enfant alors même qu'elle n'est pas pleinement développée ; les enseignements des petites classes reprennent cette formation par la sensibilité en faisant une large place à aux arts. Mais cela suffit - il à promouvoir l'usage de la raison ?

La thèse de PLATON est plus audacieuse encore puisqu'elle suppose d'une part une continuité des facultés de la sensibilité et de la raison et d'autre part une parenté entre les harmonies esthétiques et les harmonies intellectuelles et morales. La thèse de PLATON est d'abord une théorie de la connaissance : former la sensibilité pour former la raison, et une conception ontologique : le monde est fait d'harmonies qui présentent entre elles des isomorphismes. Ce dernier aspect est illustré par les Correspondances de BAUDELAIRE, mais aussi par les théories pythagoriciennes pour lesquelles les nombres et les harmonies président aux formes et aux mouvements de l'univers, - d'où la fameuse musique des sphères. Quant à la difficulté relative à la théorie de la connaissance, si la sensibilité ne dispose pas à l'esprit de géométrie qui est celui de la démonstration rigoureuse, elle peut renforcer cet esprit de finesse qui est tout d'invention et de discrimination des nuances. de plus la musique fait appel à des notion physiques et les règles de la composition font appel parfois à des calculs mathématiques. Ecouter de la musique, c'est entendre ces rapports.

 


L'éducation de la sensibilité apparaît comme une condition de la formation de la raison. La réhabilitation de la sensibilité par PLATON pourrait étonner : le philosophe soutient ordinairement l'existence d'Idées, seules réelles et dégagées du monde sensible. Il s'agit de ne pas se méprendre. La sensibilité n'est pas en elle - même formatrice ; PLATON ne s'intéresse pas à la matérialité des sons. Les rapports entre les sons, leurs propriétés formelles, eux, et eux seuls, préparent à la reconnaissances des rapports que la raison distinguera ensuite, une fois formée, entre les nombres, les figures et les actions humaines. La sensibilité à laquelle s'adresse la musique de PLATON est donc une sensibilité désincarnée, une sensibilité qui est la première manifestation de la raison en l'homme.


  1. Cf. PLATON (1950, I), p 957. Cf. PLATON (1966), p. 153 - 154.

 

 

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