PASCAL.

"Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime - t -il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.

Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime - t - on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi - même. Où donc est ce moi, s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme ? et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? car aimerait - on la substance de l'âme d'une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités

Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées"

PASCAL. Pensées. B. 3231 .

 


L'amour serait - il impossible ? PASCAL conteste que l'amour puisse porter sur quelqu'un : il ne porte que sur des qualités de cette personne. L'auteur énonce au moyen d'hypothèses réfutées diverses raisons réfutées aussitôt qu'avancées qui feraient aimer : la beauté; le jugement, la mémoire ; la substance de l'âme. A vrai dire rien de tout cela ne saurait être l'objet de l'amour tant ces qualités sont éphémères. Restent donc des qualités détachées de la personne si bien que la personne est aimée moins pour elle - même que pour des qualités qui ne lui sont pas propres.

Faut - il cependant admettre avec l'auteur que l'amour est chose absurde faute de pouvoir se rapporter à quelqu'un, à un moi ?

 


Des qualités, voilà ce que nous pouvons aimer. La personne va se dissoudre en une collection de propriétés dont certaines lui sont extérieures.

Pourquoi aimons - nous ? Pour quelles raisons aimons - nous quelqu'un ? L'auteur s'interroge et avance deux réponses, l'une qui trouve la raison de l'amour dans le corps, l'autre dans les facultés spéculatives. Par une série sèche de questions et de réponses, PASCAL récuse que l'on puisse aimer quelqu'un pour sa beauté. C'est en effet la beauté qui frappe ; c'est la qualité qui se voit, qui est socialement considérée et qui semble exprimer les qualités intérieures de la personne. Mais celui - ci : "l'aime - t -il ?". La réponse tombe : "Non...". La beauté peut disparaître et disparaître subitement et accidentellement ("la petite vérole"). La beauté sera "tuée". Cependant l'amour cessera. Ce qui a été la raison de l'amour, quand cette raison est supprimée, sera la fin de l'amour ("fera qu'il ne l'aimera plus"). Mais peut - être l'amour a - t - il pour cause ou pour objet une qualité intérieure et intime du moi ("Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire..."). PASCAL ne cite pas des qualités morales mais des capacités intellectuelles (le jugement ; la mémoire). Or nul n'est responsable de sa beauté, du jugement (aptitude à discerner promptement une qualité) et de la mémoire. Aimer quelqu'un pour ces qualités est déjà une injustice : nul n'est pour rien dans l'absence ou dans la présence de celles - ci. Cependant elles vont du plus extérieur (la beauté) au plus intime (la mémoire) car le passé me constitue et m'identifie. Là encore, ces qualités intellectuelles peuvent se perdre : l'âge ou la folie peuvent les amoindrir ou les supprimer. Pourtant, si elles se perdent, la personne qui les a, elles, ne se perd pas ("je puis perdre ces qualités sans me perdre moi - même"). La personne reste la même et pourtant je ne l'aime plus. Pourquoi donc l'aimai - je ? Autrement dit : qui aimai - je, quand je disais aimer cette personne pour telle raison ?

"Je t'aime", mais qui donc est l'objet de cet amour ? ou : qui est le sujet, - la personne -, qui est l'objet de cet amour ? PASCAL cherche à le localiser ("... ?")et le lecteur peut s'interroger sur la légitimité de cette démarche qui veut assigner un lieu au moi. Le moi : "n'est ni dans le corps ni dans l'âme". L'auteur, se souvenant peut - être du dualisme de DESCARTES, distingue le corps et l'âme, et, - oubliant ici DESCARTES -, il n'envisage pas leur union. Le moi peut être le corps et l'âme. Mais le moi n'est pas dans le corps puisqu'il n'est pas dans la beauté : la beauté est tuée, sans que le moi soit tué. Il n'est pas davantage dans l'âme puisqu'il n'est pas dans le jugement ni dans la mémoire : le jugement et la mémoire peuvent être perdues sans Que le moi soit perdu. Et cependant, i: faut bien que le moi y soit, - sinon où serait - il ? Alors, ce qui est l'objet de l'amour n'est pas un sujet, un moi, une personne. L'objet de l'amour, ce sont des qualités : "sinon pour ces qualités". Mais le moi ne saurait se résumer à un ensemble de qualités : elles lui sont extérieures ("qui ne sont point ce qui fait le moi") ; elle ne lui apportent pas et elles ne la constituent pas ; elles sont passagères alors que le moi subsiste ("puisqu'elles sont périssables ?"). Demeure l'ultime hypothèse ("aimerait - on la substance de l'âme d'une personne"). La substance de l'âme serait l'objet de l'amour. Si la : "substance de l'âme d'une personne" peut identifier une personne comme une personne, elle ne saurait l'identifier comme cette personne. Ce serait aimer : "abstraitement" un quelque chose commun à toute personne ("quelques qualités qui y fussent") et qui ne serait pas propre à celle que j'aime ("Cela ne se peut, et serait injuste"). Demander pourquoi j'aime, c'est demander qui j'aime ; demander qui j'aime c'est découvrir que je peux pas aimer la personne de celui ou celle que je dis aimer.

Aimer c'est ne pouvoir aimer que des qualités ("On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités"). Si la personne que j'aime est, ce n'est pas elle que je peux aimer : c'est une substance abstraite. Si j'aime la personne, ce n'est pas davantage pour ses qualités : elles passent, elles changent, elles sont accidentelles. Si j'aime une personne, c'est donc pour des qualités qui lui,sont extérieures et peut - être étrangères. PASCAL en tire une conséquence politique : il légitime l'usage et la coutume ("Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices"). Pourquoi se moquer de la "grimace", c'est - à - dire de l'ensemble des pratiques sociales qui ne sont que le fruit du hasard et des caprices des hommes puisque chacun dans ce qui lui importe le plus ne fait pas autre chose que respecter des qualités impersonnelles qui ne touchent pas intrinsèquement à la personne et pour lesquelles la;personne n'a rien fait ? ("car on n'aime personne que pour des qualités empruntées").

Mais n'aime - t - on vraiment personne ?

 


L'argument de PASCAL consiste à réduire le moi soit à une substance abstraite et impersonnelle soit à un ensemble instable de qualités impersonnelles. Mais alors : qui j'aime ?

Aimer c'est bien aimer une personne. Autrement, comment expliquer la préférence ? Si nous n'aimions que des qualités, il faudrait alors aimer toutes les personnes qui les possèdent. Si les qualités étant impersonnelles, ce serait alors ces qualités elles - mêmes et pour elles - mêmes qui feraient l'objet de notre amour. Ce ne serait pas la personne que nous aimerions mais des réalités abstraites (la beauté ; la mémoire ; le jugement). IL faut donc bien que ce soit un moi qui soit l'objet de notre amour.

Pourtant ce moi que nous aimons, nous ne saurions ni le définir ni même en parler. Il est un mystère pour nous. Nous ne savons pas répondre à la question : pourquoi l'aimes - tu ? Il est vrai que ce n'est pas aimer pour des raisons. Aime - t - il vraiment celui qui aime pour la beauté ? L'amour est absolu, ou il n'est pas. Aimer c'est donc aimer inconditionnellement : l'amour est aveugle. PASCAL a donc tort quand il cherche des motifs à l'amour et il a tort encore quand il confond les motifs de l'amour avec la personne aimée.

En effet le moi que nous aimons n'est peut - être ni un ensemble de qualités ni une réalité abstraite : c'est un ensemble, une totalité indécomposable. Cela fait que l'on ne saurait prélever des aspects dans le moi aimé. De plus cette totalité est mouvante : la personne que j'aime n'est pas la somme définitive de qualités figées une fois pour toutes. Elle a une histoire ; elle change. Et peut - être alors, je ne l'aimerai plus. Le moi est une histoire non une collection de qualités.

 


La manière dont PASCAL pose la question de l'amour ne pouvait pas le faire conclure autrement qu'il ne fait. Mais cette question est - elle correctement posée ? Nous n'aimons pas quelqu'un pour des raisons , - et pourtant nous aimons bien une personne non des qualités. Et cette personne est une réalité unique (ni un corps ni une âme), totale (non un ensemble de qualités), - et cet ensemble unique et total change et se transforme. Au risque de perdre l'amour que nous avions pour elle.


  1. Cf. PASCAL (1976), p. 141.

 

 

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