MERLEAU - PONTY.

 

"Colère, honte, haine, amour ne sont pas des faits psychiques cachés au plus profond de la conscience d'autrui, ce sont des types de comportement ou des styles de conduite visibles du dehors. Ils sont sur ce visage ou dans ces gestes et non pas cachés derrière eux. La psychologie n'a pas commencé de se développer que le jour où elle a renoncé à distinguer le corps et l'esprit, où elle a abandonné les deux méthodes corrélatives de l'observation intérieure et de la psychologie physiologique. On ne nous apprenait rien de plus sur l'émotion tant qu'on se bornait à mesurer la vitesse de la respiration ou celle du battement du coeur dans la colère - et on ne nous apprenait rien sur la colère quand on essayait de rendre la nuance qualitative et indicible de la colère vécue. Faire la psychologie de colère, c'est chercher à fixer le sens de la colère, c'est se demander quelle en est la fonction dans une vie humaine et en quelque sorte à quoi elle sert"

MERLEAU - PONTY. Le cinéma et la nouvelle psychologie1 .

 


Comment les émotions d'autrui peuvent - elle m'être non seulement perceptibles mais encore compréhensibles, à moi qui cependant ne les éprouve pas ? Je puis par exemple comprendre que cet homme soit en colère alors que je ne suis moi - même pas en colère ; je puis comprendre sa colère alors que, vraisemblablement, ma colère n'est pas identique à la sienne. MERLEAU - PONTY propose à cette difficulté une solution : l'émotion est un comportement et c'est en tant que comportement revêtant un sens que l'émotion d'autrui m'est immédiatement compréhensible. Cette solution requiert une certaine conception des rapports de l'esprit et du corps, conception qui suppose le dépassement de deux systèmes psychologiques : l'introspection et le behaviorisme. Ces deux psychologies impliquent chacune un dualisme révolu depuis que l'émotion est un comportement dotée d'un sens.

Les difficultés de la compréhension de l'émotion d'autrui sont - elles pour autant résolues ?

 


Les émotions ne sont pas des manifestations dans le corps de quelque état d'esprit qui demeurerait sans cela inaccessible au spectateur.

En effet, MERLEAU - PONTY cite quatre émotions, qui sont parfois des passions (haine ; amour) lorsqu'il s'agit de comportements durables, supposant presque une disposition chez celui qui les éprouve. Ces émotions sont toutes aisément perceptibles : par la voix qui enfle ou qui tremble, par la couleur de la peau qui blêmit ou qui rougit. L'auteur considère, pour les définir, ces émotions dans leur manifestations chez autrui ("la conscience d'autrui"), alors que la psychologie introspective les considère de l'intérieur de celui qui en est le sujet. Pour MERLEAU - PONTY, ces émotions ne sont pas des manifestations corporelles d'un état de l'esprit ("des faits psychiques cachés"). Cela supposerait une distinction de l'âme et du corps (ou : dualisme), si bien qu'à chaque état d'esprit répondrait un état du corps en vertu d'une correspondance réglée et prédéterminée. Ainsi DESCARTES voit - il dans la passion sa version représentative, ce que le sujet ressent, et sa version expressive, ce que le corps du sujet exprime. Point n'est besoin d'envisager un inconscient freudien : le "plus profond de la conscience d'autrui" désigne cet ensemble de représentations mentales privées, qui est propre à celui qui ressent l'émotion et que ne peut ni vivre ni connaître celui qui voit son expression corporelle. L'émotion n'est que comportement : elle ne traduit pas un quelconque état d'esprit. L'émotion est corporelle ; elle n'est pas une expression corporelle de quelque autre chose qui resterait caché : "Ils sont sur ce visage ou dans ces gestes et non pas cachés derrière eux". Il ne faut pas supposer un arrière - fond de pensées qui seraient à la fois l'essence de l'émotion, la cause du mouvement corporel. Pourtant MERLEAU - PONTY ne tranche pas entre les deux termes de l'alternative. Si l'émotion est corporelle, cela peut être comme un type ou comme un style, comme un comportement ou comme une conduite. Si l'émotion est corporelle, cela peut être en vertu de circuits strictement physiologiques, prédéterminés, sur lesquels le sujet n'a pas d'initiative : ce serait alors des comportements et les émotions seraient des types. A chaque émotion correspondrait un type d'expressions : rougeur ou blémissement dans la colère ; impavidité ou tremblement dans la peur. Mais l'émotion peut être corporelle d'une autre manière : le sujet peut jouer sa colère, la vivre, l'improviser comme le ferait un acteur. En ce cas elle serait une conduite, une manière singulière de se rapporter au milieu et aux autres qui sont là et qui assistent à la scène émotive. Si l'émotion est un comportement, je peux comprendre la colère de l'autre puisque la mienne n'est pas autre que la sienne, - mais l'émotion est subie. Si l'émotion est une conduite, l'émotion est vécue, - mais comment comprendre la colère de l'autre puisque chacun la jouera diversement ?

Concevoir l'émotion comme un comportement corporel récuse deux systèmes psychologiques qui chacun affirme la dualité de l'esprit et du corps. La compréhension de l'émotion est conçue comme une étape dans le progrès de la psychologie ("La psychologie n'a commencé de se développer que le jour où elle a renoncé à distinguer le corps et l'esprit"). Les deux systèmes répudiés qui paraissent antagonistes partagent en réalité un point commun : le dualisme, c'est - à - dire la distinction de l'âme et du corps. Leurs méthodes respectives sont en fait : "corrélatives", puisque chacune rejette l'élément que l'autre tient pour principal. Ainsi pour la méthode introspective ("l'observation intérieure"), seule importe pour la compréhension de l'émotion ce que ressent l'esprit, alors que pour le behaviorisme et la psychophysique ("la psychologie physiologique") n'importent que les mouvements corporels. MERLEAU - PONTY s'attarde sur le ridicule de la "psychologie physiologique", psychologie qui quantifie ("on se bornait à mesurer la vitesse de la respiration ou celle du battement du coeur"), qui s'efforce de trouver des lois qui ne sont que des corrélations entre des réactions, - comme la loi de WEBER et FECHNER. Cette démarche est ridicule d'une part parce qu'elle fait de l'homme un automate réagissant à des stimuli, d'autre part parce qu'elle retire tout sens à l'émotion en retirant toute initiative et toute intention à l'homme qui la vit. L'approche n'est pourtant pas condamnée dans son principe. En revanche, MERLEAU - PONTY n'insiste guère sur les faiblesses de l'explication introspective. Dès Auguste COMTE, l'introspection est apparue comme une approche absurde dans son principe même : comment s'observer dans sa colère ? Si je la vis, je ne suis plus en mesure de l'observer, et si je l'observe je peux pas être en colère. Ici, l'introspection est vaine ("on ne nous apprenait rien sur la colère") quand elle cherche à restituer le vécu de l'émotion ("quand on essayait de rendre la nuance qualitative et indicible de la colère vécue"). Pourtant chacune de ces deux psychologie contient du vrai. Il est vrai que l'émotion soit un comportement mais il ne faut pas s'en tenir là : la psychologie physiologique est limitée si elle s'en tient à la mesure ("On ne nous apprenait rien sur l'émotion tant qu'on se bornait"). Mais il est vrai aussi que l'émotion soit un vécu, seulement il est vain de chercher à : "rendre la nuance qualitative et indicible". La colère comme toute émotion n'a pas un sens ; ce serait s'épuiser en vain que de chercher à retrouver, à traduire dans le langage des mots le sens qu'a l'émotion, comme le notait déjà BERGSON. L'émotion n'a pas un sens parce qu'elle est un sens.

L'émotion est un comportement ou une conduite, - MERLEAU - PONTY ne tranche pas -, qui est un sens. Et c'est ce sens que doit : "chercher à fixer" la psychologie. La mobilité de l'émotion, ici la colère, sa variabilité et peut - être sa "nuance qualitative", si elle est une conduite, requièrent une approche qui à la fois saisisse ce qu'elle est et qui de ce fait l'arrête. Pour cela, il s'agit de déterminer quelle est : "la fonction dans une vie humaine" de la colère, "et en quelque sorte à quoi elle sert". Cependant, il faut se garder d'une interprétation fonctionnaliste qui assignerait à chaque émotion une fonction, une et la même, invariable selon les sociétés, les moeurs et les époques. Cette interprétation ne serait plausible que si l'émotion était un comportement : si les circuits nerveux sont prédéterminés pour réagir à une excitation extérieure. L'émotion est alors agie. Il faut peut - être plutôt comprendre que l'émotion est une conduite, qu'elle est donc jouée et que son sens est celui qu'elle a dans une situation, - celle constituée par celui qui la vit, par le milieu dans lequel il vit, et par le milieu tel que le sujet de l'émotion se le représente.

L'émotion est donc une conduite, plutôt qu'un comportement, qui est corporelle et qui est un sens. Cependant, et en procédant de la sorte, MERLEAU - PONTY ne rend - il pas insoluble le problème qu'il avait posé : comment comprendre l'émotion d'autrui si chacun a sa manière d'être en colère ?

 


En effet, la réponse de MERLEAU - PONTY semble reconduire le solipsisme puisque face à une expression corporelle, qui est une conduite émotive doué d'un sens à chaque fois original, je ne saurais jamais avec certitude ce qu'éprouve autrui.

MERLEAU - PONTY rejette rapidement, peut - être trop rapidement, l'idée selon laquelle l'émotion serait un "fait psychique caché". Il est peut - être nécessaire qu'une représentation précède l'expression corporelle émotive. Comment trembler de peur si je ne sais pas de quoi j'ai peur ? Trembler de peur sans qu'il y ait représentation de l'objet de la peur, cela serait absurde. Mais alors, la représentation produirait un type de comportement : chaque représentation provoquerait une séquence corporelle qui en serait l'expression : "Je vois un ours ; j'ai peur ; je fuis". La perception de l'animal dangereux, la conscience de cette perception d'un danger provoquerait d'abord le tremblement émotif puis le mouvement de fuite. Cela reviendrait à approuver de nouveau le dualisme : l'esprit agit sur le corps de manière prédéterminée d'après des circuits présents dans l'organisme et, en quelque sorte, pré - réglés. Pourtant, certaines émotions sont telles qu'on ne sait qu'après coup quelles étaient leur sens.

L'émotion apparaît plutôt comme une conduite : son sens est d'ailleurs parfois compris après son expression : "Je tremble ; j'ai peur ; je vois un ours". La représentation consciente intervient après la réaction physiologique : j'ai parfois peur sans savoir de quoi j'ai peur. La fuite est le premier mouvement, lequel provoquera d'abord la peur puis la conscience claire du danger qui planait. Ainsi quand le danger est imminent, ou qu'il rôde, la peur panique fait s'enfuir les troupes. Cette réponse cependant n'éconduit pas l'hypothèse du dualisme ; elle ne fait que l'inverser : c'est le corps qui précède et qui dicte à l'esprit les représentations qu'il aurait dû avoir au moment de l'émotion. Mais l'émotion serait là encore subie : elle serait un type de comportement.

L'originalité de la réponse de MERLEAU - PONTY est de faire du corps le lieu de l'expression. L'émotion est une expression originale par laquelle le corps du sujet exprime le sens de sa situation. Pourtant, je ne devrais pas comprendre la colère de l'autre, - si vraiment elle est une conduite -, si la colère est jouée, puisqu'elle est jouée à chaque fois et toujours différemment. Le sens de l'émotion est directement compréhensible dans le corps : jamais un rictus n'exprimera le bien - être. Un enfant comprend le sourire maternel quoiqu'il n'ait jamais appris ni le sens du sourire, ni quelles peuvent être les représentations mentales qui le précèdent et qui le commandent. L'émotion, pour ainsi dire, est un sens corps - à - corps, le corps de l'autre est compréhensible dans et par mon propre corps.

 


L'émotion d'autrui m'est perceptible et compréhensible non seulement par le corps d'autrui mais par mon propre corps. L'émotion est une conduite corporelle dans le corps de l'autre, sur ce visage ou dans ces gestes, qui exprime un sens indicible et original et qui l'imprime dans mon propre corps. Aussi les deux courants psychologiques antérieurs ont raison : la psychologie physiologique parce que l'émotion n'est qu'un comportement extérieur ; l'introspection parce que l'émotion ainsi exprimée est qualitative et indicible. Ils sont dépassés parce que le dualisme n'est pas nécessaire pour rendre compte de la parole corporelle de l'émotion.


  1. Cf. MERLEAU - PONTY (1948), p. 94.
 

 

Sommaire. Corrigés | Bibliographie générale