MARC - AURELE.

 

"Dusses - tu vivre trois mille ans et autant de fois dix mille ans, souviens - toi pourtant que personne ne perd une autre vie que celle qu'il vit, et qu'il n'en vit pas d'autre que celle qu'il perd. Donc le plus long et le plus court reviennent au même. Car le présent est égal pour tous ; est donc égal aussi ce qui périt ; et la perte apparaît ainsi comme instantanée ; car on ne peut perdre ni le passé ni l'avenir ; comment pourrait - on vous enlever ce que vous ne possédez pas ? Il faut donc se souvenir de deux choses ; l'une que toutes les choses sont éternellement semblables et recommençantes, et qu'il n'importe pas qu'on voie les mêmes choses pendant cent ou deux cents ans ou pendant un temps infini ; l'autre qu'on perd autant, que l'on soit très âgé ou que l'on meurt de suite : le présent est en effet la seule chose dont on peut être privé, puisque c'est la seule chose qu'on possède, et que l'on ne perd pas ce que l'on n'a pas"

MARC - AURELE (121 - 180). Pensées pour moi - même. II, 141 .

 


La philosophie stoïcienne dont MARC - AURELE est un représentant exhorte les hommes à agir non pas sur les faits eux - mêmes sur lesquels ils n'ont nul pouvoir mais sur les représentations qu'ils ont de ces faits. Pour cela, les stoïciens font appel à des techniques qui interviennent sur ces représentations pour les modifier. Comme ces techniques s'exercent sur l'esprit, elles sont des exercices spirituels. MARC - AURELE rappelle à l'homme d'une part qu'il n'est pas immortel, d'autre part que l'homme ne peut être privé que du présent : la durée de la vie n'ajoute rien à la vie. Pour cela, l'auteur fait appel à plusieurs arguments : l'analyse du temps ; le rétrécissement du temps au seul point de l'instant présent.

Mais par la mort l'homme est - il privé seulement du temps présent ?

 


Conformément à la philosophie stoïcienne MARC - AURELE recourt à des techniques qui interviennent dans le cours de nos pensées. La première technique concerne la nature du temps.

Tous les temps pour l'homme sont égaux. D'une part, en effet, on ne vit et on ne perd que sa vie. Il ne faut pas se tromper de rôle ni chercher à vivre une autre vie que la sienne : "personne ne perd une autre vie que celle qu'il vit, et qu'il n'en vit pas d'autre que celle qu'il perd". D'où l'importance du contrôle des opinions fausses pour ne pas souffrir à tort.

D'autre part, les vies se valent quant à la durée : qu'elle soit longue ou qu'elle soit courte, on ne peut perdre que sa vie : "Donc le plus long et le plus court reviennent au même. Car le présent est égal pour tous". La longueur ne modifie pas essentiellement la vie ; la durée n'est pas une qualité intrinsèque de la vie. La durée est une dimension quantitative, non une dimension qualitative : "Dusses - tu vivre trois mille ans et autant de fois dix mille ans (...)".

Enfin, tous les temps sont égaux puisque tous se réduisent au temps présent. Tous les temps se valent car, de deux choses l'une, ou ils ne sont pas comme le passé ou l'avenir, ou ils sont. Le seul temps réel est alors le présent et le présent en tant que présent n'est jamais moindre pour l'un que pour l'autre : "le présent est égal pour tous". Un homme peut avoir plus de passé qu'un autre, - mais quelle importance puisque le passé n'est pas ? Un homme peut espérer plus de futur qu'un autre, mais peu importe parce que le futur n'est pas : "car on ne peut perdre ni le passé ni l'avenir ; comment pourrait - on vous enlever ce que vous ne possédez pas ?".

La mort ne saurait ôter ni un passé qui n'est plus, ni un futur qui n'est pas : elle n'ôte que le présent et chaque homme a quantitativement le même présent qu'un autre. Reste que chaque homme n'a pas qualitativement le même présent qu'un autre : vivre pauvre ou dans l'abondance, vivre en santé ou vivre malade ne sont pas la même vie.

 


Pour fortifier cette considération qui jusqu'ici n'est que le résultat d'une opération tout intellectuelle, - l'analyse-, l'auteur ajoute deux considérations : "Il faut donc se souvenir de deux choses (...)". Il s'agit de se souvenir ou plus exactement de renforcer par le souvenir l'importance de la fonction évoquée par chacune de ces considérations.

La première considération évoque la théorie stoïcienne de l'éternel retour : "toutes les choses sont éternellement semblables et recommençantes". Le même revient sans cesse, - d'où la condamnation de l'étonnement. Il ne faut s'étonner de rien dans un monde où tout revient : "Il n'y a rien de nouveau ; tout est habituel et rien n'est durable"2. De ce fait, la durée n'ajoute rien à la vie : tout a déjà vu, tout a déjà été fait : "il n'importe pas qu'on voie les mêmes choses pendant cent ou deux cents ans ou pendant un temps infini". Ainsi, la longueur de la vie ne pourrait que favoriser un sentiment de dégoût.

La seconde considération reprend l'idée énoncée : "la perte apparaît ainsi comme instantanée". En effet, nul ne pouvant être privé que du présent ("le présent est en effet la seule chose dont on peut être privé"), les pertes sont toujours identiques :"Alexandre et son muletier, une fois morts, reviennent au même état ; car ou bien ils ont été absorbés dans les mêmes raisons spermatiques du mode, ou bien ils se sont dissipés de la même façon en atomes"3. Ainsi la durée n'apporte rien à la vie et elle ne retire rien à la perte de la vie : "puisque c'est la seule chose qu'on possède, et que l'on ne perd pas ce que l'on n'a pas".

La durée de la vie est une dimension quantitative et extérieure à la vie : vivre longtemps n'apporte rien à la vie en elle - même. Mais est - il sûr que par la mort l'homme est privé seulement du temps présent ?

 


Vivre ce n'est sans doute pas seulement être limité au temps présent conçu comme un instant de sorte que dans la mort : "la perte apparaît ainsi comme instantanée".

Vivre c'est déborder le présent et par le souvenir et par le projet. Vivre c'est être au - delà du présent vers le passé par la mémoire et vers l'avenir par l'espoir. Perdre la vie, ce n'est pas seulement perdre le présent : c'est perdre ce passé qui m'a fait et cet avenir qui me fait dans la mesure où je tends mes forces vers lui pour l'accomplir à ma convenance.

Cependant rien ne m'est dû : ni la durée ni la qualité du présent que je vis. Vivre c'est être suspendu à cette possibilité inévitable qu'est l'échéance de ma mort. Ce n'est que dans le présent que je peux vivre et ainsi ce n'est que dans le présent que je peux mourir. La durée de ma vie réelle est rétrécie à ce point du temps qui ne peut jamais s'accroître, - sauf dans les souffrances vaines du regret et de l'attente.

Reste que ma vie est aussi au delà du présent : dans la présence pour les autres. Ce n'est pas seulement dans mon temps que je vis mais aussi dans celui des autres. La perte d'un être cher est perte pour moi et non seulement pour lui. Avec la mort de l'autre je meurs aussi ; avec ma vie le mort perpétue sa vie : il y a ainsi une présence des morts qui est affranchie du cours du temps par le souvenir, par les valeurs qui désormais animent ma vie.

 


"Habitue - toi au lieu de désespérer" ( MARC - AURELE, XII, 6). Au sentiment de l'injustice de la mort, MARC - AURELE oppose le raisonnement selon lequel la mort ne nous prive de rien, - sinon du présent. Le raisonnement n'a sans doute pas tout pouvoir sur notre manière de sentir et d'agir. C'est pourquoi MARC - AURELE fait appel à la mémoire : le premier mouvement de l'homme est de se plaindre ; il lui faut par l'effort et l'exercice apprendre à agir avec justesse à ce qui lui arrive et qui le fait souffrir.


  1. Cf. SCHUHL (1962), p. 1149 - 1150.
  2. Cf. MARC - AURELE, VII, 1. Cf. MARC - AURELE, I, 15 ; VI, 37 ; VI, 46 ; VII, 49 ; VII, 68 ; VIII, 6 ; X, 27 ; XII, 13.
  3. Cf. MARC - AURELE, VI, 24.
 

 

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