FICHTE. Système de l'éthique selon les principes de la doctrine de la science.

"La manière la plus facile de guider quelqu'un pour lui apprendre à penser avec précision et à comprendre le concept "moi" est la suivante. Pense, lui dirais - je, un objet quelconque, par exemple, le mur devant toi, ta table à écrire, etc., tu admets sans aucun doute pour cette pensée un pensant, ce pensant, tu l'es toi - même, tu es immédiatement conscient de ta pensée dans cette pensée. Cependant, l'objet pensé ne doit pas être le pensant lui - même, il ne doit pas lui être identique, mais être quelque chose d'opposé à lui, opposition dont tu es aussi immédiatement conscient dans cette pensée. Maintenant, pense - toi. Pour autant que tu le fais, tu n'opposes pas le pensant et le pensé dans cette pensée, comme dans le cas précédent : les deux termes ne doivent pas être deux choses différentes, mais une seule et même chose, ainsi que tu en as immédiatement conscience. On pense donc le concept "moi" quand le pensant et le pensé sont pris comme identiques et, inversement, ce qui est engendré dans une telle pensée, c'est le concept du moi".

FICHTE. Système de l'éthique selon les principes de la doctrine de la science.

 

FICHTE se livre à une entreprise bien étrange : expliquer à qui l'ignorerait ce qu'est le moi. Entreprise bien étrange en effet que celle qui suppose un homme victime d'une cécité si complète sur ce qu'il est qu'il le lui faudrait apprendre : comment ne pas savoir ce qu'est le moi dès lors que l'on pense, que l'on existe, et que l'on agit ? Mais le propre de l'entreprise philosophique est de fonder en raison ces évidences vécues, si quotidiennes que l'on serait en peine de les expliquer. La démarche de FICHTE est d'autant plus simple que la notion à définir sous des dehors de banalité cache bien des difficultés. Il suivra donc : "La manière la plus facile" d'en rendre raison en s'adressant à qui réclamerait des éclaircissement sur ce moi qu'il est. Et le plus simple sera d'opposer la pensée de quelque chose d'extérieur au moi à la pensée de ce qui pense, à la pensée du pensant. Alors que dans la pensée d'un objet, ce qui est pensé est hors de la conscience et étranger au moi, la pensée de ce qui pense voit coïncider le pensé et le pensant. Cette coïncidence n'est autre que le moi.

Cependant quelque chose est - il vraiment pensé quand le pensant et le pensé sont identiques ? Ou encore : la pensée de ce qui pense fait - elle connaître un moi ?


FICHTE se livre à une expérience pédagogique ; il s'adresse à qui ignorerait ce qu'est le moi. Entreprise, étrange à plus d'un titre.

Comment en effet ignorer ce qu'est le moi ? A chaque moment, je sais que je respire, que je marche, que je parle et que je pense. L'ensemble de ces activités (physiologique réflexe, physiologique contrôlée par la pensée, intentionnelle, réflexive) présuppose la connaissance du moi. La plupart de nos connaissances sont de cet ordre ; elles sont immédiates, préréflexives.

Mais cela appelle plus d'une remarque. FICHTE parle à quelqu'un qui cherche à : "apprendre à penser avec précision". Vivre et penser le moi sont deux choses différentes. Chacun a bien le sentiment de respirer, de marcher, de parler sans pour autant penser ce qu'il est. Il faut, avec LEIBNIZ, distinguer le sentiment de soi et la conscience de soi. Nul n'est assez étourdi pour ne pas sentir qu'il est l'auteur de ces activités ; tous ne sont pas nécessairement savants pour définir ce que c'est qu'être l'auteur de ces activités. De plus FICHTE s'adresse à quelqu'un qui veut apprendre : "avec précision". Il lui faut donc apporter une explication philosophique de ce qu'est le moi. Il faut faire : "comprendre le concept "moi"". Le moi vécu est certes senti par tous ; le concept de moi exige d'autres efforts. Il s'agit donc de faire passer du moi vécu au concept du moi.

Pour autant il n'y a pas de ruptures entre le moi vécu et le moi compris par son concept. FICHTE le suggère en voulant : "guider quelqu'un". Le concept du moi ne saurait être transmis par un cours professoral. Qui veut apprendre est guidé parce qu'il sait déjà ce qu'il veut apprendre, mais il ne le sait encore que confusément, dans la conduite de sa vie. Pour faire comprendre ce qu'est le moi, FICHTE suit la : "manière la plus facile". Ce qui semble le plus simple, parce qu'il est le plus familier est en réalité le plus ardu à analyser et à faire comprendre.

D'où les précautions nécessaires pour ne pas dérouter celui qui cherche à apprendre spéculativement ce qu'est le moi.


Le plus simple consistera à opposer deux objets de pensée : la pensée d'un objet et la pensée du sujet lui - même qui pense. "Pense, lui dirais - je, un objet quelconque".

En effet la différence entre la pensée d'un objet et la pensée du sujet est si radicale que n'importe quel objet peut suffire à marquer la différence. Le "mur devant toi, ta table à écrire, etc", - ces exemples ne sont pas quelconques. FICHTE les choisit dans le monde extérieur, il donne des échantillons de l'univers familier, et ces objets disposent d'une robuste consistance. D'autres exemples auraient moins convenu. Si FICHTE avait choisi une qualité d'un objet comment sa couleur, ou un événement plutôt qu'un objet stable, comme la chute d'un porte - plume sur le sol, il lui aurait bien plus difficile d'expliquer ce que veut dire : "penser un objet". La pensée d'un objet, dans les exemples de FICHTE, est donc la pensée d'une certaine catégorie d'objets : ils sont extérieurs à la conscience, ils sont matériels et stables, ils sont immédiatement identifiables.

Mais que veut dire ici : "penser" ? FICHTE ne s'en explique guère. Sans doute entend - il par là la conscience de la présence d'un être autre que moi, la conscience d'une réalité indépendante de mon corps, et qui résiste à ma pensée. Ce que ne soutiendrait pas BERKELEY : parce que je perçois un objet, cet objet appartient à ma pensée. FICHTE ne retient de ces exemples que ceci : l'objet que je pense est d'une autre nature que moi qui le pense. L'interlocuteur : "admet sans aucun doute pour cette pensée un pensant". Toute pensée requiert un quelque chose qui le pense. Mais l'interlocuteur ne fait que l'"admettre" ; il le suppose et il ne le pense pas encore en tant que tel. La preuve en est qu'il est dans le domaine de la certitude immédiate et évidente ("tu es immédiatement conscient de ta pensée"). Le texte de FICHTE n'aurait pas lieu d'être si l'interlocuteur savait ce qu'il ne fait ici qu'admettre. Mais le raisonnement de FICHTE va plus loin : il faut un "pensant" pour cette "pensée" ("tu admets sans aucun doute pour cette pensée un pensant") ; de plus ce pensant, c'est le moi : "ce pensant, tu l'es toi - même". Or cela n'a rien d'une évidence, et même cela n'a rien d'une certitude : certaines philosophies orientales insistent parfois sur la dépossession du moi. TCHOUANG - TSEU ne sait pas s'il pense le papillon ou si le papillon le pense. De même encore, NIETZSCHE contestera la présence d'un moi si le moi est ce qui est dessous toutes nos pensées, si le moi est une substance stable. FICHTE ne met pas en doute que le moi est ce qui est en dessous de ces pensées.

Que nous apprend très exactement cet exemple ? Deux choses sans doute. D'une part, le sujet sait qu'il y a un quelque chose qui pense cet objet et que ce quelque chose c'est lui - même ("ce pensant, tu l'es toi - même"). Mais cette connaissance n'est qu'immédiate : "tu es immédiatement conscient de ta pensée dans cette pensée". A prendre cette formule dans toute sa complexité, il faudrait en effet distinguer encore. Chaque pensée n'est possible que par la présence du moi qui pense ; dans chaque pensée, le moi est encore pensé : le moi est dans la pensée qu'il pense ("conscient de ta pensée dans cette pensée"). Ainsi chacune de nos pensées serait comme une image de notre moi parce qu'elle le contiendrait. D'autre part l'interlocuteur sait bien que lui qui pense, ce moi qu'il est et qui pense, n'est pas l'objet : "Cependant, l'objet pensé ne doit pas être le pensant lui - même". L'objet est bien ob - jet, ce qui est devant le sujet, d'où l'importance des exemples de la table et du mur, et qui est différent de lui : "il ne doit pas lui être identique". L'objet pensé est un obstacle ; il résiste : je ne peux pas traverser le mur ; je dois contourner la table pour atteindre la fenêtre. "Quelque chose d'opposé à lui", - voilà comment le moi pense son objet. Pourtant, FICHTE semble ici commettre une faute de raisonnement : il évoquait l'objet de la pensée dans la pensée, ce que les scolastiques appelaient la réalité objective de l'idée, et il évoque maintenant l'objet de la pensée en tant qu'il est dans le monde extérieur, ce que les scolastiques appelaient la réalité formelle de l'idée. Ce sont deux choses différentes que l'objet dans ma pensée et que l'objet de ma pensée. Ainsi pour BERKELEY l'objet est dans ma pensée sans qu'il soit de ma pensée : sans que je puisse être sûr qu'il se tienne devant moi (ob - jet). Aucun doute cependant pour l'interlocuteur : de cette opposition, il est : "aussi immédiatement conscient dans cette pensée".

L'argumentation de FICHTE consiste à se placer du point de vue de la connaissance immédiate que son interlocuteur peut avoir soit de lui - même soit des divers objets qu'il peut penser. Il s'agit donc bien de le "guider" depuis ses connaissances immédiates jusqu'à l'élaboration du concept de moi.


"Maintenant, pense - toi". L'opposition que le sujet perçoit entre lui et ce qu'il pense quand il pense à un objet extérieur s'estompe quand le sujet pense à lui.

Significativement, FICHTE a commencé par la pensée des objets. Est - ce à dire qu'elle est plus simple ? Est - ce à dire que la connaissance du moi est seconde et dérivée de la connaissance du monde extérieur ? FICHTE a déjà tacitement répondu à la première question : "tu es immédiatement conscient de ta pensée dans cette pensée". DESCARTES le disait déjà dans la Seconde Méditation : toute connaissance du monde extérieur inclut et implique la connaissance du moi qui le pense. Quant à la seconde question, il faut songer que le texte a une portée propédeutique : il s'agit de familiariser le moi à la connaissance de soi, en passant de l'intuition immédiate que chacun a de lui - même à la connaissance spéculative.

Or quand le moi se pense, l'opposition entre lui qui pense et lui qui est pensé disparaît : "tu n'opposes pas le pensant et le pensé dans cette pensée". Cela est nécessaire. Qui maintiendrait cette opposition n'aurait pas encore effectué l'exercice demandé ("Pour autant que tu le fais"). Il faut donc une certaine contention de l'esprit pour penser à soi. En effet, l'opposition subsisterait si le moi était pensé en tant que substance corporelle. Penser à soi, ce n'est pas penser à un moi incarné, incorporé. En un sens FICHTE biaise le débat : il demande ainsi à son interlocuteur de penser à lui en tant qu'il est une conscience, le sujet d'une activité intellectuelle. Si l'opposition ne demeure pas "comme dans le cas précédent", c'est que le moi pensé est préalablement posé comme le moi pensant.

"[M]ais une seule et même chose", - voilà ce qui apparaît quand je me pense. Se penser, c'est à la fois être ce qui pense, ce qui est pensé et ce qui est connu comme ce qui est pensé. Je ne peux pas me connaître autrement que comme pensée. Mais cette connaissance est - elle si immédiate que le soutient l'auteur ("ainsi que tu en as immédiatement conscience") ? Il est apparu que le moi pensé était préalablement conçu comme un moi pensant. Nulle surprise à découvrir au terme de la recherche sur le moi ce qui a été préalablement mis dans le moi lui - même : la pensée. Cette immédiateté consiste dans le sentiment de la coïncidence de soi à soi. Mais s'agit - il bien d'une connaissance ? - "ce qui est engendré dans une telle pensée, c'est le concept du moi". L'exemple a montré seulement la coïncidence de soi à soi ; le moi a conscience d'être le même. Pourtant cela ne suffit pas à poser la connaissance du moi comme moi, comme substance une, identique et constante dans le temps, ni à poser la connaissance du moi comme pensée. Autre chose est de prendre conscience que l'on est soi, autre chose est de produire un concept du moi. Ces deux séries d'objections ont été avancées par KANT dans les paralogismes de la raison pure.


Prendre conscience de soi , se penser, se connaître : le texte hésite entre ces diverses intentions argumentatives. Chercher à prendre conscience de soi ne réclame pas un appareil aussi sophistiqué de raisonnements. L'interlocuteur demande donc autre chose. Veut - il se penser ? FICHTE pipe le débat en supposant que le moi pensé est un moi pensant : un moi préalablement défini comme une activité pensante. Veut - il se connaître ? Le texte semble conclure dans ce sens en parlant d'un : "concept du moi". Mais rien dans le texte n'a préparé cette thèse d'une connaissance de soi par concept. Le lecteur mesure bien la difficulté de l'entreprise qui paraissait si déroutante à force de simplicité apparente : "apprendre à penser avec précision et à comprendre le concept "moi"".


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