EPICURE.

 

"Par conséquent, lorsque nous disons que le plaisir est le souverain bien, nous ne parlons pas des plaisirs des débauchés, ni des jouissances sensuelles, comme le prétendent quelques ignorants qui nous combattent et défigurent notre pensée. Nous parlons de l'absence de souffrance physique et de l'absence de trouble moral. Car ce ne sont ni les beuveries et les banquets continuels, ni la jouissance que l'on tire de la fréquentation des mignons et des femmes, ni la joie que donnent les poissons et les viandes dont on charge les tables somptueuses, qui procure une vie heureuse, mais des habitudes raisonnables et sobres, une raison cherchant sans cesse des causes légitimes de choix ou d'aversion, et rejetant les opinions susceptibles d'apporter à l'âme le plus grand trouble"

EPICURE. Lettre à Ménécée1 .

 


Dans l'acception moderne, épicurien désigne un jouisseur, un amateur de bonnes tables. La réputation pour infondée qu'elle soit n'en est pas moins ancienne. Les "pourceaux d'Epicure" disait - on des disciples du philosophe du Jardin. Mais le plaisir épicurien n'a rien de commun avec le plaisir né de l'abondance, ou de la variété des plats. Cet extrait de la Lettre à Ménécée entend réfuter l'assimilation abusive des épicuriens aux cyrénaïques. Si le plaisir est bien le terme de la vie, il n'est pas pour cela le plaisir vulgaire du ventre et du sexe. Il est au contraire dominé et prémédité par la raison. Mais la raison peut - elle vraiment effectuer cette opération de discernement des plaisirs ?2

 


EPICURE ne s'en défend pas : la vie heureuse est la vie de plaisir. Les anathèmes lancés contre l'Ecole du Jardin ont bien une origine dans les thèses du philosophe. Mais comment définir ce plaisir ? EPICURE va d'abord écarter certaines des thèses avec lesquelles sa doctrine a été confondue.

Au témoignage de DIOGENE LAERCE, selon EPICURE, les premières tendances du vivant le porte à chercher le plaisir et à fuir la douleur. Ces premiers mouvements ne sont pas déterminés par la raison et la réflexion3. Chose étrange, EPICURE établit ici par un raisonnement que le plaisir est le terme de la vie ("Par conséquent"). Rien n'est si familier que le plaisir : chacun le cherche et fuit son contraire, la douleur. Pourquoi un raisonnement serait - il requis pour établir cela ? La raison ne se contente pas de constater et d'observer ce qui se passe ; elle fonde la légitimité de pratiques. Il ne s'agit pas de décrire mais de prescrire des conduites.

Le plaisir n'est pas un bien : "le plaisir est le souverain bien", le bien au - dessus duquel il n'en est pas d'autre. Le plaisir est le terme et l'accomplissement de la sagesse épicurienne. Le plaisir n'est pas un moyen en vue d'une fin ; il est la fin à laquelle se rapportent toutes les actions des hommes. La sagesse épicurienne semble aller au - devant des détracteurs : une vie de plaisir serait une vie de mollesse. Il est difficile de concevoir la sagesse comme abandon, comme abandon à l'ennemi de la raison, comme abandon au corps. Il n'est alors rien de trop que d'un raisonnement pour étayer une thèse qui va tout au rebours de la sagesse grecque.

Le plaisir épicurien n'a rien de cette mollesse des plaisirs ordinaires. Il est d'abord défini par exclusion des plaisirs émollients des débauchés et des sens ("nous ne parlons pas des plaisirs des débauchés, ni des jouissances sensuelles"). EPICURE ne condamne pas le plaisir du corps ; il refuse de considérer comme sienne la thèse qui fait de certains plaisirs le souverain bien. Le plaisir préconisé n'est pas un plaisir de l'excès ("plaisirs des débauchés"), ni un plaisir qui s'arrête aux sensations ("jouissances sensuelles"). Le plaisir est certes pris par les sens, mais il ne s'y complaît pas.

Pourquoi prendre la peine de distinguer ainsi entre les plaisirs ?

 


Le texte fait largement place à la réfutation et au démenti. L'accusation polémique faisait du plaisir épicurien un amollissement complaisant.

Les stoïciens voyaient dans la sagesse épicurienne un encouragement à la vie de plaisirs. Alors que le plaisir est le signe de la plénitude des tendances naturelles quand elles sont satisfaites, les épicuriens en font le but ultime d'une vie. La réputation s'attacha avec ténacité aux épicuriens. Le plaisir ramenait l'homme à l'animal puisqu'il sollicite les sens, puisque le plaisir épicurien ne solliciterait que les sens. L'enjeu ultime de cette polémique, c'est donc le rapport de l'homme à l'animal. Faire du plaisir le souverain bien, c'est faire de l'homme une bête : le plaisir est procuré par les sens au moment de la satisfaction des besoins vitaux ; il rend l'âme passive ; il renforce cette passivité par la dépendance à l'égard de biens extérieurs et par l'accoutumance. Mais cette accusation est le fait d'ignorants ou de malveillants ("comme le prétendent quelques ignorants qui nous combattent et défigurent notre pensée"). Les Stoïciens ne manqueront jamais de relever la faiblesse spéculative des arguments épicuriens et dénonçaient l'idéal d'une vie de plaisirs4 .

Pourtant ces accusations ne sont pas sans motifs : les épicuriens reconnaissent bien de la valeur au plaisir. De plus une école concurrente, les cyrénaïques établissaient le plaisir en terme ultime des efforts des hommes. De cette école, nul témoignage direct ne nous a été laissé. Sauf par DIOGENE LAERCE qui s'en fait l'écho à la suite de l'exposé de la Lettre à Ménécée. Les cyrénaïques conçoivent le plaisir comme en mouvement5 . Le plaisir peut augmenter ou diminuer ; il n'est pas un état stable. Et c'est pour cette raison que le plaisir épicurien ne coïncide pas avec la conception cyrénaïque. Comme l'idéal de vie sera d'atteindre une absence de troubles, il ne saurait être question de faire place à un plaisir instable, - et littéralement in - quiet.

Les plaisirs cyrénaïques sont seulement des plaisirs du corps. Certes, EPICURE ne récuse ni le corps (sa physique est atomiste ; l'âme est corporelle) ni les plaisirs du corps. Mais il retire à certains plaisirs corporels le pouvoir de produire l'état de bonheur. Les exemples cités évoquent des plaisirs de la sensualité et non seulement de la sensibilité. ("beuveries et les banquets" ; "fréquentation des mignons et des femmes" ; "les poissons et les viandes"). Ces plaisirs sont des plaisirs en mouvement : ils vont au delà des besoins naturels et ils portent toujours au delà. EPICURE propose de distinguer entre les désirs, les naturels et nécessaires (manger, boire), les naturels et non nécessaires (la variété apportée à la satisfaction des premiers), les non naturels et non nécessaires qui viennent non de la nature mais de l'opinion des hommes (le désir de gloire et d'immortalité). Les plaisirs ici évoqués détournent le plaisir de sa vocation première, celui de signe du contentement. Dans le plaisir, l'âme n'a rien de plus ou de mieux à chercher. Mais ces plaisirs dépassent les bornes que la nature assigne. De plus, le raffinement n'a pas de mesure ; ces plaisirs poussent à la sophistication aussi bien quantitative que qualitative. Les hommes se livrent à des "femmes", des courtisanes, et à des "mignons", des hommes prostitués. Les poissons et les viandes peuvent être diversement accommodés ; ils chargent les tables "somptueuses". Ce sont des plaisirs de l'abondance (excès quantitatif), de la surabondance (excès qualitatif : les bornes de la nature sont outrepassées), - et par là de la démesure, de l'hybris - , des plaisirs dont les conséquences sont plus néfastes que la satisfaction qu'ils donnent.

La conception cyrénaïque du plaisir a fâcheusement déteint sur l'épicurisme. De nos jours, l'épicurien désigne en réalité le jouisseur cyrénaïque. En effet, le plaisir de la démesure ne saurait être la source de la quiétude voulue par le fondateur du Jardin. Mais quelle est donc sa conception du plaisir ?

 


Le plaisir est le souverain bien parce qu'il est spontanément cherché par le vivant mais aussi parce qu'en lui l'être s'épanouit et que par lui il se contente.

Le plaisir marque la satisfaction d'un désir. Il met donc fin à l'inquiétude qui pousse celui qui désire à combler ce qui lui manque. Désirer c'est compléter. Le mythe de l'androgyne du Banquet (189 d sq) montrait l'origine déficitaire du désir érotique. Mais le manque qui définit le désir va aussi définir le plaisir épicurien. Curieusement, le plaisir est un manque, ou plus exactement : une absence ("l'absence de souffrance physique" ; "l'absence de trouble moral"). Le plaisir est défini négativement : il naît dès l'absence de douleur ; il naît avec l'absence de douleur. Etre dans le plaisir, c'est n'être pas dans la douleur. Qui ne souffre pas, qui ne souffre plus, est dans le plaisir, - par conséquent dans le bonheur. Sans doute, EPICURE reprend - il la conception du SOCRATE du Phédon (60 b), qui, délié de ses fers, prenait plaisir au rétablissement de la circulation du sang.

Le plaisir est de deux sortes : il vient de l'absence de douleur physique (aponie) comme il vient de l'absence de trouble de l'âme (ataraxie). Le corps n'est donc pas exclu de la sagesse épicurienne. Cependant ses désirs sont bornés par la nature : si tous les désirs viennent du corps et s'ils peuvent être satisfaits de sorte que le bonheur s'ensuivra, en revanche, des désirs peuvent avoir le corps comme siège sans être pour autant naturels et acceptables. Manger, boire sans mesure et sans retenue sont des désirs que le corps assouvit, sans que le corps lui - même ne les ait commandés : EPICURE les proscrit. La nature délimite strictement par le besoin le plaisir, et elle le délimite universellement : le plaisir vient de la satisfaction d'un besoin qui mettait le corps hors de lui en recherche de ce qui lui manquait. Mais l'âme a aussi un plaisir propre : l'absence d'inquiétudes. L'unique tâche de la physique épicurienne tend à apaiser les inquiétudes de l'homme sur le monde qui l'entoure, sur le monde qui, croit - il, le guette ou l'attend dans l'au - delà. Point de spectres, point de châtiments infernaux, point de menaces divines : la nature s'explique. Mais alors pourquoi une lettre pour conseiller de suivre la nature si elle est présente en chacun ?

La nature est le fondement et la pierre de touche des désirs et des plaisirs légitimes. L'homme est porté au - delà par des goûts développés au contact des autres hommes. "Les opinions" viennent contrebalancer les tendances naturelles ; l'homme social veut davantage et autre chose que ce à quoi son corps, s'il savait l'écouter, le pousse. Le pouvoir de la nature doit être renforcé. Il le sera par la raison qui se livre à un calcul des plaisirs : calcul des durées, calcul sur la durée, afin d'accepter les uns et de fuir les autres ("une raison cherchant sans cesse des causes légitimes de choix ou d'aversion"). La raison sait que les douleurs les plus vives sont aussi les plus courtes, comme les douleurs les plus tenaces sont les plus supportables6 . Alors que la sensation est sensation du moment, la raison sait entrevoir l'avenir et les conséquences des plaisirs7 . L'accès au plaisir ne se fait plus pour l'homme affecté par les opinions par le laisser - aller, par le laisser - faire de la nature corporelle. Il faut recourir à une raison pratique, à la prudence8 . Cette raison a deux tâches : éliminer les opinions afin de laisser la nature s'exprimer dans le désir du corps("rejetant les opinions susceptibles d'apporter à l'âme le plus grand trouble") ; guider le choix des désirs dans le tumulte et la diversité des désirs ("une raison cherchant sans cesse des causes légitimes de choix ou d'aversion"). La raison prolonge et complète dans l'homme social la tendance spontanée de la nature ; la raison explicite les tendances de la nature masquées par l'opinion. Pourtant cela ne suffit pas : il faut créer des "habitudes raisonnables et sobres". La philosophie d' EPICURE est toute d'action ; la connaître ne suffit pas : la philosophie d' EPICURE est une sagesse. Mais aussi, cela témoigne des efforts nécessaires pour retrouver les appels d'une nature enfouie sous l'opinion. L'habitude suppose la répétition constante. Aussi aux "banquets continuels" faut - il opposer la constance des efforts dans le choix des désirs afin d'atteindre l'état stable du bonheur.

 


La raison pratique, la prudence, permet de retrouver chez l'homme social marqué par l'opinion les impulsions naturelles et spontanées du corps vers le seul plaisir capable de donner le bonheur. Etrange pouvoir que celui d'une raison qui complète la nature, fera remarquer KANT : la nature n'aurait pas confié la raison à l'homme si vraiment l'homme était destiné au bonheur. Etrange bonheur que celui de l'absence, faisait remarquer le cyrénaïque ARISTIPPE9 . Il reste que la leçon d' EPICURE est de ne pas écarter le corps de la sagesse, d'en appeler au contrôle de soi par la raison et conformément aux impulsions naturelles. Le bonheur est possible ; il est même facile et il est complet. Se contenter de peu certes, mais se contenter immanquablement.


  1. Cf. DIOGENE LAERCE (1965, II), p. 262.
  2. ou : Le plaisir consiste - t -il seulement dans l'absence de douleur ?
  3. Cf. : "On voit dès leur naissance les êtres vivants rechercher le plaisir et fuir la douleur, par une inclination naturelle, et sans l'intervention d'aucun raisonnement. C'est donc spontanément que nous fuyons la douleur", DIOGENE LAERCE (1965, II), p. 264.
  4. Cf. : "Commençons, si tu veux, par l'homme que nous traitons d'efféminé, le voluptueux Epicure", CICERON. Tusc. V, XXXI, (87) in SCHUHL (1962), p. 393.
  5. Cf. : "Ceux - ci [Les cyrénaïques] mettent le plaisir, non dans le repos, mais dans le mouvement", DIOGENE LAERCE (1965, II), p. 263.
  6. Cf. : "La douleur qui affecte la chair n'est jamais bien continuelle, la plus vive dure le moins longtemps, et celle qui efface simplement le plaisir dans la ch air, ne dure pas de nombreux jours", DIOGENE LAERCE (1965, II), p. 265.
  7. Cf. : "Aucun plaisir n'est de soi un mal, mais les effets de certains plaisirs apportent avec eux de nombreux troubles plus intenses que les plaisirs qui les ont causés", DIOGENE LAERCE (1965, II), p. 265.
  8. Cf. : "Le principe de tout cela et en même temps le plus grand bien, c'est donc la prudence", DIOGENE LAERCE (1965, II), p. 262.
  9. Cf. : "(...) être sans douleur, c'est être comme dans l'état d'un homme qui dort", DIOGENE LAERCE. 1965, I, p. 135.
 

 

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