ALAIN

 

"Quand vous aurez rendu les hommes pacifiques, et secourables les uns aux autres seulement par peur, vous établissez bien, il est vrai, une espèce d'ordre dans l'Etat ; mais en chacun d'eux, ce n'est qu'anarchie ; un tyran s'installe à la place d'un autre ; la peur tient la convoitise en prison. Tous les maux fermentent au - dedans ; l'ordre extérieur est instable. Vienne l'émeute, la guerre, ou le tremblement de terre, de même que les prisons vomissent alors les condamnés, ainsi, en chacun de nous, les prisons sont ouvertes et les monstrueux désirs s'emparent de la citadelle.

C'est pourquoi je juge médiocres, pour ne pas dire plus, ces leçons de morale fondées sur le calcul et la prudence. Sois charitable, si tu veux être aimé. Aime tes semblables, afin qu'ils te le rendent. Respecte tes parents, si tu veux que tes enfants te respectent. Ce n'est là que police des rues. Chacun attend toujours la bonne occasion, l'occasion d'être injuste impunément"

ALAIN. Propos. 4 avril 1910 (extrait).


La peur permet - elle vraiment d'améliorer le comportement des hommes ? Est - elle un moyen sûr pour amender leurs moeurs ? ALAIN en doute et montre, tout au contraire, que les contraintes qui pèsent sur les hommes ne font qu'envenimer leurs désirs. Ce n'est pas là la vraie morale. "Ce n'est là que police des rues" : un dressage du comportement et, qui pis est, un dressage inefficace. L'auteur a beau jeu de souligner les inconvénients des contraintes.

Mais ne sont - elles pas nécessaires pour sauvegarder l'ordre ? L'homme peut - il vivre pacifiquement et charitablement sans elles ?


La peur ne saurait contribuer à la formation morale de la personnalité de chacun : elle contraint à l'ordre ; l'ordre ne vient pas de la personnalité : il est subi et chacun n'aspire qu'à s'en défaire.

La peur peut agir certes sur le comportement des hommes ("Quand vous aurez rendu les hommes pacifiques, et secourables les uns aux autres seulement par peur, vous établissez bien, il est vrai, une espèce d'ordre dans l'Etat"). La peur transforme : "Quand vous aurez rendu les hommes pacifiques, et secourables les uns aux autres seulement par peur". Les vertus ici présentes de paix et de charité ne sont donc pas innées ni constitutives de l'humanité : elles doivent être acquises. Ces vertus ne sont pas quelconques : l'une est politique, l'autre est morale. La paix est la garantie et la condition de la stabilité et de la continuité de l'ordre social. La charité est une vertu chrétienne et même elle est la première des vertus du chrétien. Le choix de ces deux vertus montre que pour ALAIN, fidèle en cela à la thèse de la République de PLATON, l'homme est une petite Cité comme la Cité est comme un homme agrandi. En effet l'ordre de l'homme et l'ordre de la Cité sont homologues : les deux disposent d'un gouvernement, d'une force qui assure l'ordre et de tendances sur lesquelles s'exerce l'autorité (République. II, 368 e - 369 a).

Pourtant l'ordre établi par la peur est une : "espèce d'ordre". La peur instaure un ordre qui ne saurait se maintenir. La peur ruine en réalité le but qu'elle croit pouvoir réaliser. En effet, la peur tyrannise : "un tyran s'installe à la place d'un autre". Conformément à la tradition platonicienne qui fait des désirs autant de tyrans, symbolisés par une hydre, ALAIN conçoit le désir comme un péril. Mais à ce péril d'une tendance égoïste, aveugle et impérieuse, se substitue une tendance non moins impérieuse et tout aussi aveugle, irrationnelle et déraisonnable. Si bien que : "la peur tient la convoitise en prison". Régner par la peur, c'est régner à l'aide d'un rapport de force tant dans l'Etat qu'en chaque homme. ALAIN recourt à une métaphore politique pour éclairer un comportement moral. La peur ne gouverne pas ; elle domine : elle exerce une contrainte. Elle n'est pas choisie, mais subie ; elle ne laisse aucune place à l'initiative de chacun. Elle réprime les désirs ("la peur tient la convoitise en prison") ; elle ne les maîtrise pas. De ce fait, si à l'extérieur, et dans l'ordre de la coexistence des hommes, une forme de paix règne, à l'intérieur de chaque homme : "ce n'est qu'anarchie". Ainsi l'ordre extérieur dans l'Etat s'obtient au prix d'un désordre intérieur dans chaque homme. L'ordre politique réalisé par la peur provoque un désordre moral. Mais ce désordre intérieur compromet et menace l'ordre précaire dans l'Etat ("l'ordre extérieur est instable"). Les désirs contraints ne restent pas immobiles ; ils s'altèrent et "fermentent". Ils ne sont plus désirs ("la convoitise"), mais ils deviennent des maux ("Tous les maux"). Les désirs contraints vont gagner en force. Réprimer les désirs par une force aussi aveugle qu'eux, c'est perdre tout le bénéfice d'un ordre que l'on voulait pacifique.

La première occasion de révolte sera la bonne : "Vienne l'émeute, la guerre, ou le tremblement de terre". L'occasion fera le larron. L'ordre dans l'Etat ne peut durer et se maintenir seulement par la répression des désirs. Les occasions de révolte et du citoyen dans l'Etat et des désirs dans chaque homme sont des circonstances exceptionnelles et indépendantes de la volonté de chacun, et sur lesquelles ni l'Etat ni l'homme individuel n'ont pas toujours de pouvoir (le tremblement de terre). Les désirs réapparaissent avec d'autant plus de force qu'ils ont "fermenté" ; aussi, faute d'avoir été digérés, c'est - à - dire et littéralement : mis en ordre, ils seront "vomis" ("prisons vomissent alors les condamnés"). ALAIN prolonge la comparaison platonicienne des hommes et de l'Etat. Comme la citadelle maintient par la peur les condamnés, l'âme de chacun voudrait maintenir, par la peur et la contrainte, les désirs. Mais cela n'est plus possible : les désirs se sont transformés ; ce sont désormais de : "monstrueux désirs". Ils ont gagné en vigueur ; ils sont plus effrayants qu'ils n'étaient.

Ainsi gouverner par la peur va tout juste à l'encontre du but escompté. pour obtenir l'ordre extérieur, un désordre intérieur est suscité qui, le moment venu va se retourner contre l'ordre extérieur. Les conséquences ne sont pas seulement politiques ; elles sont aussi morales. ALAIN va s'en expliquer.


La morale ordinaire n'est que : "police des rues". ALAIN ne conteste pas la valeur de ces morales. Il récuse leur statut de morale pour autant qu'elles s'exercent par la peur, la contrainte ou le calcul. Ainsi se dégagera une haute conception de la morale : la morale est inconditionnelle, absolue et libre.

"Ces leçons de morale fondées sur le calcul et la prudence", ne sont pas autre chose que les préceptes que chacun a appris dans son enfance. Elles sont : "médiocres" ; elles valent pour la plupart des hommes et elles sont à peine des morales. "Police des rues", ces préceptes ne sont que de moyens de contrôle de soi par la peur, et de contrôle des autres par la contrainte du : "Qu'en dira - t -on ?". Un ordre est installé, mais il est installé par la peur et il ne durera pas plus que ne durait l'ordre politique établi par la peur. "Pour ne pas dire plus" : ces morales sont plutôt des combines : "le calcul et la prudence" règnent sur les actions. Nul n'agira avec justice à moins d'espérer en retirer du profit.

Ces maximes sont pourtant familières : "Sois charitable, si tu veux être aimé. Aime tes semblables, afin qu'ils te le rendent. Respecte tes parents, si tu veux que tes enfants te respectent". Elles ont pour elles la force de leur ancienneté : chacun les a entendues de ses parents et, sans doute, les répétera à ses enfants. Mais quelles sont - elles ? Parmi elles, se trouvent deux maximes du christianisme : la charité et la Règle d'Or, mais c'est un christianisme dont il ne reste que la lettre. En effet, il ne s'agit pas de s'y conformer ni par amour de Dieu ni parce qu'on les croit bonnes en elles - mêmes et pour elles - mêmes. Chacun les suit parce qu'il calcule : "si tu veux être aimé" ; "afin qu'ils te le rendent" ; "si tu veux que tes enfants te respectent". Chacun agit non pour suivre une maxime qu'il croit juste et bonne, mais pour la contrepartie qu'il en attend et qui sert son intérêt. Chacun n'agit ni pour l'autre, - mais pour lui ; ni par dévouement, - mais par intérêt bien compris. ALAIN ne s'en prend pas à ces morales mais à la manière dont elles sont prescrites, dégagées de l'esprit qui devrait les animer.

Ces morales sont une : "police des rues". Elles forcent à l'ordre ; elles imposent elles aussi : "une espèce d'ordre" à l'intérieur de chacun. Mais comme les décrets tyranniques, elles ne font rien d'autre que renforcer les désirs qu'elles contraignent : "Chacun attend toujours la bonne occasion, l'occasion d'être injuste impunément". Chacun conserve une apparence de justice dans l'espoir et dans l'attente de commettre l'injustice. ALAIN se souvient peut - être de la leçon de l'anneau de GYGES (République. II, 359 c - 360 d) où l'on voit le juste dérober dès lors qu'il le peut dans l'impunité que lui donne l'anneau d'invisibilité.

La peur ne saurait procurer l'ordre et la paix qui en est attendue. Loin d'éradiquer les désirs, elle les renforce et éveille la tentation de s'affranchir de toute contrainte. L'apparence d'ordre produit par la peur n'est pas l'ordre, mais un désordre en sursis.

Cependant, les contraintes ne sont - elles pas nécessaires pour assurer l'ordre ?


La question de l'ordre, dans le texte d' ALAIN, est une question à la fois morale et politique. Il s'agit aussi bien de l'ordre qui permet la coexistence des hommes dans un Etat, que de l'ordre que chacun doit savoir mettre dans ses propres affects.

La contrainte s'avère nécessaire pour maintenir une paix sociale. HOBBES conçoit un homme naturellement porté à la rivalité et une humanité vouée à une guerre perpétuelle et dévastatrice. Seule la peur d'un Etre plus puissant, un Leviathan, assurera la paix par la peur et affermira son autorité. De même, la peur a pu servir de moyen de contrôle des désirs et des populations. Que l'on songe aux représentations populaires de l'Enfer et des supplices réservés aux injustes. Pourtant la peur n'est pas bonne conseillère.

"Chacun attend toujours la bonne occasion, l'occasion d'être injuste impunément". La peur et la contrainte qu'elle exerce éveille le désir de la transgression. Rien n'est meilleur pour ADAM que le fruit défendu et qui causera sa perte. La liberté est d'autant plus belle que le tyran la menace. La contrainte introduit : "une espèce d'ordre" qui est tout extérieur et tout d'apparence. Il s'agit de donner le change. Au mieux cultive - t - elle l'hypocrisie ; au pis, elle suscite elle - même la révolte qu'elle redoutait si fort. Le sujet feint la soumission, mais aspire secrètement à la liberté ; le sujet réprimé dans ses désirs se retire, mais guigne plus fortement l'objet de sa convoitise.

Comment maintenir l'ordre et établir la paix ? - Pour chacun, il apparaît dans ce texte d' ALAIN une réponse. "En chacun d'eux [des hommes], ce n'est qu'anarchie". A vrai dire, ALAIN montre que la peur crée le désordre dans l'homme et la sédition dans l'Etat. Mais sans doute, la morale vient - elle de l'ordre que chacun peut de lui - même mettre dans ses désirs. L'ordre et la morale viendraient de la liberté et non de la contrainte. Il appartient à chacun de savoir contrôler ses désirs et il y veillera d'autant plus jalousement que ce sera son oeuvre. Pour ce qui est de l'ordre politique, et si le parallèle esquissé entre l'individu et l'Etat continue à valoir, on trouvera dans l'Abbaye de Thélème et dans sa règle de vie ; "FAY CE QUE VOULDRAS", (RABELAIS. Gargantua. LVII) une maxime propre à fonder pareillement l'ordre sur la liberté.


ALAIN souligne avec raison les limites de l'action éducative et sociale de la peur et des contraintes. A la contrainte devrait donc se substituer l'obligation par laquelle chacun s'engage de lui - même à agir et qui est le vrai ciment de l'unité morale du comportement. Comment refuser de faire ce que j'ai moi - même convenu de faire parce que je le trouvai juste et bon ? Néanmoins, si la solution est élégante pour ce qui est de la morale, il reste à savoir si cette libre obligation du citoyen aurait les mêmes vertus dans l'Etat. C'est ici la pierre de touche entre deux conceptions de l'homme et de la politique : celles qui veulent l'ordre sans la liberté ; celles qui veulent l'ordre par la liberté. Si la première semble pernicieuse, la seconde peut paraître illusoire.

 

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