Qu'est - ce qu'un mythe ?

 

Le mythe désigne initialement la parole1 . Le muthos aurait donc la même origine que le mot logos qui désigne lui aussi la parole2 . Logos donc logique, étude, discours rationnel. Le mot logos a connu une plus vaste fortune et il a gagné une renommée plus grande que le muthos. Pourquoi la parole a - t - elle deux usages, l'un qui s'applique à la raison et l'autre qui s'adresse à l'imagination ? Le mythe n'est - il qu'un ancêtre archaïque de la parole rationnelle ou bien exprime - t - il quelque chose que la raison ne peut pas dire ? Qu'est - ce qui se dit dans le mythe qui ne peut pas se dire dans l'étude rationnelle ?

 


Le mythe pourrait bien n'être que le propre de l'état d'une culture qui exprime figurativement ce qu'un état ultérieur dira par concepts.

Le mythe rapporte une action ; il suit donc la loi temporelle de la diachronicité. Le mythe est le récit d'une action (ARISTOTE. Poétique. VI, 1450 b 5), mais d'une action créatrice et par laquelle une origine est délivrée. Comment la terre a - t- elle été faite ? D'où viennent les maladies ? Le mythe apporte une réponse, mais une réponse figurée. En cela le mythe se distingue des fables qui cherchent soit à dispenser une leçon, mais une leçon de conduite, soit à redresser un travers de la conduite des hommes. Le mythe est un récit vrai et le plus vrai de tous. En cela, il se distingue des contes qui se plaisent à édifier un monde de fictions dont l'auditeur sait qu'il est imaginaire.

L'action que le mythe rapporte délivre une explication. Le mythe donne non seulement la cause de ce qui est : il en donne le sens et le but. Ce qui est dans le monde où nous vivons est tel parce qu'il est la manifestation visible d'une intention invisible et transcendante. De ce fait le mythe déprécie le pouvoir de la raison. La vraie réalité du monde dépasse nécessairement ce que l'homme peut comprendre par ses seules ressources. Expliquer par un mythe c'est déjà se situer dans un monde où les faits et les éléments revêtent un sens, dans le monde sacré3 . Cependant, en même temps que la raison est dépréciée, un espoir lui est laissé puisque une première explication est donnée à l'homme.

Le mythe rapporte une action originelle qui donne l'explication de ce qui est, de telle manière néanmoins que ce qui est reste le contemporain de l'événement fondateur4 . Le mythe replace l'homme dans le temps et dans l'espace originel5 . Il demande à l'homme autre chose qu'une contention de l'esprit : il lui demande un dépaysement, un dépassement de son cadre temporel. Le mythe déprécie la raison et le monde des apparences pour donner à l'homme une dimension dont il ne dispose pas dans le monde phénoménal : il doit retrouver le monde de l'origine.

Mais cette parole du mythe reste - t - elle une parole accessible à l'homme ?


 

Le mythe est détenu par l'initié, le chaman. Si le mythe donne le sens du monde, c'est toujours un sens du fragment qu'il donne.

Le mythe ne donne le sens que d'un fragment de la communauté des hommes. La parole du mythe est certes comprise par tous les hommes d'une même culture. Mais elle est d'abord une parole révélée, dévoilée. Elle n'est pas la parole de l'usage courant, la parole de l'échange, de la discussion, de la controverse. Le mythe est la propriété de celui qui dispose du prestige et du pouvoir de dépasser le cadre du monde des hommes. Le mythe est la parole privée, celle qui confie le savoir et le pouvoir à quelques uns seulement. La parole du mythe impose le pouvoir de l'imaginaire et s'oppose à la parole politique qui s'expose à la controverse, à la réciprocité et qui ainsi reconnaît à l'autre un statut, une présence, une existence. Le mythe parle à l'homme sans lui reconnaître une identité de sujet.

Le mythe ne donne le sens que d'un fragment du réel. Il n'a pas le caractère systématique de la parole de la science de laquelle il se distingue comme la totalité de la globalité. Le mythe peut être total et donner le sens de tout l'univers sans être global : tout reçoit en général le sens selon le fil de la narration, sans que les faits rapportés soient rapportés l'un à l'autre. La parole du logos va au contraire chercher à donner une cohérence interne à ces faits. La totalité de la parole scientifique est telle qu'il est possible de déduire ce qui va suivre alors que la globalité du mythe laisse dans l'expectative de l'attente : la narrativité du mythe laisse l'auditeur dans l'incertitude de ce qui va suivre, et dont la nécessité repose sur la transcendance de ce qui est dit.

Le mythe ne donne le sens que d'un fragment de l'homme. Le mythe déprécie l'essence de l'homme en le valorisant dans son origine. L'homme vit dans un monde qu'il ne contrôle pas et qu'il ne connaît pas. Si le monde a du sens c'est précisément en tant que l'homme ne participe pas à l'élaboration de son sens. Il doit alors répéter les conduites que le mythe lui indique6 . C'est l'apparition du travail qui ruine définitivement le mythe. Le monde du travail est le monde de l'appropriation du monde et de l'imposition du sens à la matière du monde. Le travail profane le monde du mythe en donnant à l'homme le pouvoir prométhéen de donner forme et sens à la matière. La glaise devient vase par le travail de l'homme alors que la glaise devenait homme par le mythe.

La parole du logos donne à l'homme l'occasion de se réapproprier le monde, le sens du monde, et de se réapproprier le sens et l'identité de l'homme. Pour autant faut - il ne voir dans le mythe, au mieux, que la forme antérieure et quasi informe de ce qui deviendra la parole de la raison ? D'où vient le pouvoir de séduction du mythe qui lui permet de résister à l'émergence de la parole du logos, de la parole humaine de la raison ?


 

Si le mythe n'était qu'un état antérieur de l'explication scientifique, un état par provision pour combattre les superstitions, on ne comprendrait pas la persistance des mythes dans les sociétés qui promeuvent le rôle de la raison. Les anciens mythes persistent ou d'autres les travestissent pour leur donner une apparence plus acceptable. La puissance de la nature retrouve avec l'écologie un vêtement plus décent ; les héros du stade redeviennent les idoles de naguère ; la "soupe primitive" et le big - bang reprennent les images du chaos. Le mythe serait donc une parole qui nous parle comme jamais on ne nous a parlé. Et que nous dit - elle que le discours, philosophique ou scientifique, ne peut pas nous dire ?

Le mythe peut avoir la cohérence non pas de son objet mais de son sujet, de celui qui parle à travers lui. A travers le mythe, ce qui parle c'est le monde. C'est pourquoi le mythe est la parole qui fait. Dire le mythe c'est faire ce qui nous entoure alors que la parole scientifique défait ce qui nous entoure en l'analysant, en séparant les éléments au sein d'une relation causale. Le mythe c'est l'Un qui parle et qui se dit7 . La question de la langue du Dieu qui parle est donc importante : il s'agit d'identifier l'auteur du mythe pour assister à la re - création du monde ; à tout le moins il s'agit de ne pas prendre la langue de celui qui rapporte le mythe pour la langue de celui qui se dit dans le mythe. La cohérence du mythe apparaît dans les analyses structurales du mythe, comme celle du mythe d'OEDIPE (LEVI - STRAUSS [1974 : 244 - 248]). Pour autant la cohérence rationnelle du mythe ne nous donne pas ce qui en fait sa force parce qu'elle ne donne pas cette unité primitive de ce qui se dit.

Mais la cohérence, c'est aussi celle que le mythe donne à l'homme qui l'écoute. Loin de le fragmenter, elle le réconcilie avec lui - même. La globalité du mythe parle à la totalité de l'homme : on ne croit pas au mythe sans y être pris8 . Discours de l'Un, le discours mythique unifie celui qui l'écoute en lui donnant un sens accessible du dedans. Le mythe s'adresse à l'imaginaire de l'homme non pas en tant que l'imaginaire serait une forme retardée, attardée, bâtarde en attendant l'avènement de la raison, mais il s'adresse à l'imaginaire en tant que l'imaginaire requiert et crée une adhésion invincible : je peux ne pas croire à ce que j'imagine, parce que je sais que je le fabrique ; je ne peux pas ne pas croire à l'imaginaire parce que face à l'imaginaire je n'ai pas d'autre recul ou d'autre sauvegarde que le discours rationnel. L'imaginaire me saisit et me fait entrer dans son monde.

Loin donc que la parole du logos soit précédée par la parole du muthos, elle chercherait à dessaisir le sujet de l'emprise du muthos : elle délivre de l'unification de l'homme par ce qu'il ne connaît pas de lui, par ce qui le dépasse, par ce que NIETZSCHE appellera les forces dionysiaques. Le mythe étourdit et rappelle à l'homme l'écho de son unité primitive : la glaise dont il est pétrie est celle du monde. Le logos le sépare de ce sol, - et toute séparation est coûteuse. Séparée de la glaise, ADAM sera séparé par le travail de l'unité divine : il donnera sens à la matière que son travail façonne et diversifie dans la multiplicité des objets ; il se donnera une identité par celle qu'il conquiert en éveillant les forces enfouies, - ce que MARX nomme la praxis.


 

 

Ce que dit le mythe, et que la parole du logos ne peut pas saisir, c'est l'unité de l'homme qui lui est donnée par ce qu'il ne domine pas, l'emprise de l'homme dans un monde qui se dit à lui et qui lui donne son sens. Les personnages des mythes sont des dieux ou des héros parce que le mythe veut dire qu'il ne met pas en scène des personnages comme les autres, parce qu'il ne met pas en scène des individualités. Le mythe dit l'unité du monde et de l'homme dans la diversité des situations et des actions qui n'en donnent qu'une vision partielle. S'il n'existe pas de mythe de la parole, c'est que le mythe est la parole de l'unité alors que les paroles du mythe divisent cette unité dans la diversité des actions et des héros.


  1. Cf. : "Mythe veut dire : la parole disante", HEIDEGGER (1954), p. 29. Cf. : "C'est ce que nous dit le mythe, à savoir la parole (Sage)", HEIDEGGER (1958), p. 161.
  2. Cf. : "Logos dit la même chose", HEIDEGGER (1954), p. 29.
  3. Cf. : "Chaque mythe montre comment une réalité est venue à l'existence, fût - ce la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, une institution humaine. En narrant comment les choses sont venues à l'existence, on les explique et on répond indirectement à une autre question : pourquoi elles sont venues à l'existence ?", ELIADE (1965), p. 86.
  4. Cf. : "Quelle que soit la complexité d'une fête religieuse, il s'agit toujours d'un événement sacré qui a eu lieu ab origine et qui est rituellement rendu présent. Les participants deviennent les contemporains de l'événement mythique. En d'autres termes, ils "sortent" de leur temps historique - c'est - à - dire du Temps constitué par la somme des événements profanes, personnels et interpersonnels - et rejoignent le Temps primordial, qui est toujours le même, qui appartient à l'Eternité. L'homme religieux débouche périodiquement dans le Temps mythique et sacré, retrouve le Temps de l'origine, celui qui "ne coule pas" parce qu'il ne participe pas à la durée temporelle profane, est constitué par un éternel présent indéfiniment récupérable", ELIADE (1965), p. 79. Cf. : "Réintégrer le Temps sacré de l'origine, c'est devenir le "contemporain des dieux", donc vivre en leur présence, même si cette présence est mystérieuse, en ce sens qu'elle n'est pas toujours visible", ELIADE (1965), p. 81 - 82.
  5. Cf. : "(...) l'énonciation du mythe se veut irruption hic et nunc du temps originel qui renaît par là même donnant à la récitation du mythe sa vérité sacrée", RICOEUR (1988), p. 311.
  6. Cf. : "La fonction maîtresse du mythe est donc de "fixer" les modèles exemplaires de tous les rites et de toutes les activités humaines significatives : alimentation, sexualité, travail, éducation, etc. Se comportant en tant qu'être humain pleinement responsable, l'homme imite les gestes exemplaires des dieux, répète leurs actions (...)", ELIADE (1965), p. 87. Cf. : "On ne devient homme véritable qu'en se conformant à l'enseignement des mythes, en imitant les dieux", ELIADE (1965), p. 89.
  7. Cf. : "Que le divin veuille se manifester dans la parole, c'est le plus grand événement du mythe", OTTO in MATTEI (1998), p. 1509.
  8. Cf. : "En nous engageant dans l'histoire mythique, nous nous mettons à vivre son sens, nous en sommes imprégnés, nous le "pensons" vraiment et dans sa pureté, car sa pure vérité ne peut être saisie que dans les choses où elle se réalise comme action et sentiment", BLANCHOT (1949), p. 43.

La plupart de ces références sont extraites de Reynal SOREL. "De l'interprétation des mythes". In. Encyclopédie Philosophique Universelle. (1998), pp. 1498 - 1512.


Sommaire. Corrigés | Bibliographie générale