Accomplir tous ses désirs est - ce une bonne règle de vie?

 

Selon CALLICLES, "celui qui veut vivre droitement sa vie" doit "donner à chaque désir qui pourra lui venir la plénitude des satisfactions" (Gorgias. 491 e - 492 a1 ). Ainsi non seulement l'accomplissement des désirs serait la condition d'une vie heureuse, mais accomplir le plus grand nombre possible de ses désirs serait la condition pour mener une vie bonne selon la nature. Les impulsions naturelles seraient à elles - mêmes la norme de leur valeur. "Voilà la vertu et le bonheur !" soutient CALLICLES (Gorg. 492 c). Précisément ces deux aspects doivent être distingués : la vertu et le bonheur ne désignent pas le même mode de vie. L'accomplissement des désirs peut s'accompagner d'un sentiment de satisfaction, mais cela ne signifie nullement que déterminer sa vie en vue de l'accomplissement de ses désirs puisse fournir "une bonne règle de vie". Ainsi le débauché accomplira tous ses désirs sans qu'il soit possible de dire de lui qu'il mène une vie vertueuse. Cependant, CALLICLES entend bien inverser l'ordre commun des valeurs : la justice est "manque de virilité" (Gorg. 492 b) alors que la licence est vertu. Il ne suffit donc pas de faire l'éloge de la tempérance et de la modération pour répondre à CALLICLES ; il faudrait montrer que l'accomplissement de ses désirs n'est pas : "une bonne règle de vie".

Et en effet comment nommer "règle de vie" ce qui nous emporte et nous fait agir quoique nous en ayons ?


Il semble pourtant que satisfaire ses désirs soit une "bonne règle de vie". Ne serait -ce que parce que chacun cherche à laisser libre cours à ses désirs.

Parce que l'accomplissement des désirs procure le plus grand des plaisirs, la règle de vie qui recommanderait de les satisfaire serait une "bonne" règle, une règle avantageuse. La satisfaction des besoins ne donne en effet que le plaisir du soulagement. Le plaisir qui procède de l'extinction de la faim, de la soif, du froid n'est qu'un plaisir négatif : le plaisir commence dès que la douleur produite par l'impérativité de ces besoins cesse. SOCRATE s'étonne dans le Phédon de cette "chaîne" des contraires qui fait que le plaisir naît aussitôt que la douleur cesse2 . Dès que la jambe enferrée de SOCRATE prisonnier est délivrée, avec l'affluence du sang, le plaisir arrive. Mais ce plaisir naît de la misère du corps. Le désir donne un plaisir plus grand parce qu'il est donné de surcroît ; il va au - delà de la contrainte du corps.

Accomplir tous ses désirs est encore une bonne règle de vie parce que nos désirs nous définissent. Nos désirs caractérisent la manière dont nous sommes modifiés, affectés par le monde extérieur. Ils sont teintés de plus par la force de notre imaginaire. Le désir fabule et construit un monde qui répond à notre attente la plus insoupçonnée. Si STENDHAL peut parler de la cristallisation de la passion amoureuse, c'est que cette passion est portée par un désir enfoui. Et DESCARTES de s'en étonner quand il découvre que son goût pour les femmes myopes s'enracine dans la mémoire de son enfance et de son affection pour sa camarade de jeux3 . Nos désirs nous sont propres : loin d'exprimer seulement notre nature organique, ils nous réconcilient avec notre histoire. Les accomplir ne serait rien d'autre que d'exprimer et d'accomplir notre personnalité dans la complexité de son histoire.

Accomplir ses désirs est enfin une bonne règle de vie parce qu'au fond elle est seule règle de vie possible. En effet, d'où peuvent provenir les forces qui nous animent, qui nous portent à agir, sinon des désirs ? La raison peut nous représenter autant de motifs que l'on veut, elle ne saurait à elle - seule faire que nous agissions. Les désirs nous donnent les mobiles de nos actions. C'est le conatus de SPINOZA4 , l'appétition de la monade leibnizienne qui déterminent au mouvement5 . Sans ces ressorts de l'action nous resterions inertes. Nous songeons d'abord à satisfaire nos désirs pour agir. PLATON donne une curieuse étymologie de l'Eros : le désir est ptêros, l'emplumé (Phr. 252 b - c). Le désir donne des ailes ; il fait agir.

Cependant ce dernier argument prouve trop : si les désirs sont la seule règle de vie possible parce qu'ils nous font agir, alors ils ne sauraient donner une "règle de vie". On ne saurait appeler "règle de vie" ce à quoi on ne saurait se soustraire, ce qui nous condamne à le suivre.


On ne saurait sans incohérence appeler "règle de vie" la vie du déréglé, qui suit et qui suit aveuglément, sans le savoir et sans le vouloir, chacun de ses désirs.

Accomplir tous ses désirs ne saurait être une "bonne règle de vie" parce que cela ne saurait être une vraie règle de conduite, ou une maxime6 . Une "règle de vie" ne décrit pas seulement ce que nous faisons ; elle conseille ou elle prescrit comment nous devons vivre. Cela suppose donc d'une part que nous en ayons conscience, d'autre part que nous puissions lui désobéir. Or si le désir est une force, d'une part cette force peut nous être inconnue : que savons - nous de ce qui nous fait agir ? DESCARTES croyait très librement désirer les femmes myopes. De plus FREUD nous a appris qu'une partie de notre psychisme pesait à notre insu sur notre comportement. D'autre part, en tant qu'il est une force, le désir nous fait agir. Nous ne saurions éviter son incidence sur notre conduite, ou nos représentations. Les désirs n'ont rien de la règle puisque j'y suis soumis sans que je le sache, sans que je le veuille, et sans que je puisse parfois m'y soustraire.

Accomplir tous ses désirs n'aurait rien d'une "bonne règle de vie" puisque les désirs divisent. Ils font sécession dans l'homme et ils déchirent la communauté. S'ils poussent l'homme à agir, les désirs repoussent : ils se multiplient, ils se renouvellent sans cesse à peine comblés, ils suscitent aussi une forme d'hostilité. L'individu ne sait plus où donner de la tête parce que sa tête n'y est plus : sa raison s'est effacé et s'est mise au service des appétits corporels. Tel est cet homme du sac de peau entraîné et fasciné par les innombrables têtes de l'hydre7 . Davantage le désir partage la communauté des hommes : les trois pulsions fondamentales, dénombrées par KANT à propos de l'insociable sociabilité, déchire la coexistence pacifique des hommes8 . Avoir plus, être plus, paraître plus : la rivalité des désirs menace de faire éclater l'organisation sociale. Ce n'est donc pas une bonne règle de vie que celle qui affaiblit, appauvrit et menace d'exterminer l'homme dans une guerre perpétuelle de tous contre tous, chacun convoitant les mêmes objets avec les mêmes droits de les réclamer et les mêmes forces pour les obtenir9 .

Accomplir tous ses désirs ne saurait être enfin une bonne règle de notre vie précisément parce que c'est une règle de la vie. Le désir exprime l'état dont notre corps est modifié. Quand nous désirons, nous sommes pathologiquement affectés, dit KANT10 . Le corps parle dans le désir, - même quand il souffle à l'oreille de l'imagination pour façonner le monde qui lui convient et qui répond à ses attentes. Accomplir tous ses désirs reviendrait à exprimer la nature tout entière plutôt que son propre nature. Les désirs nous soumettent : la règle de vie qu'ils donneraient seraient une règle de vie hétéronome11 . Ainsi, l'ivrogne de SPINOZA croit librement dévoiler un secret alors qu'il y est contraint par son état d'ébriété12. La nature ou la vie parlent quand nous croyons librement adopter cette règle de vie.

Pourtant, une "bonne règle de vie" ne saurait être telle qu'elle ne nous permette plus de vivre. Or nous avons un corps et nous désirons : quelle place ménager à nos désirs dans l'aménagement de notre vie ?


Pour adopter une "bonne règle de vie", tous nos désirs ne sont peut - être pas à accomplir. Si vraiment le désir pouvait jamais être accompli.

Parce que nos désirs expriment la manière dont notre corps est affecté, et que les suivre exactement ferait de l'homme un automate mû par la nature, il est apparu aux sagesses antiques qu'il fallait mesurer ou contrôler les désirs, - et pour cela qu'il sache les reconnaître. Cela n'exclut pas le désir de la règle de vie si, avec EPICURE, on sait que tout désir n'est pas pour cela toujours un désir. En effet, la célèbre classification épicurienne des désirs13 signifie que les désirs non naturels ne sont pas des désirs, mais des créations irrationnelles14 . Rien de ce qui est hors de la nature n'est conforme à la vie rationnelle et réglée. Accomplir tous ses désirs pourvu qu'ils soient vraiment des désirs, c'est - à - dire pourvu qu'ils soient animés par la nature, constitue une bonne règle de vie. Le corps sera comblé et l'âme ne cherchera plus un impossible apaisement. Il appartient à la raison pratique de l'homme de retrouver cette règle naturelle. Cela ne fait pas de l'homme un automate naturel puisque la prudence reste nécessaire15 : le calcul des avantages et des inconvénients escomptés de la satisfaction des désirs reste l'oeuvre de la raison16 . Le plaisir ou la douleur immédiats ne sont pas les critères de la vie épanouie : la raison retrouve l'ordre naturel en l'anticipant dans le temps. C'est là le fin mot de la sagesse socratique.

Si, selon la formule socratique, "nul n'est méchant volontairement"17 , celui qui sait ce qu'il est bon de faire réglera sa conduite selon cette connaissance. La bonne règle de vie consisterait non pas à supprimer le désir, mais à représenter la règle plus nettement encore. Ainsi, l'homme intempérant, selon ARISTOTE, est cet homme qui voyant quel doit être le principe de sa conduite ne peut s'empêcher cependant de faire autrement parce qu'il a été emporté par ses désirs (Eth. Nic. VII, 1 - 11). Cela signifie aussi que les désirs ne peuvent être à eux seuls et pour eux - mêmes leur norme. Les désirs sont des forces, et des forces aveugles. Quand bien même, ils seraient conformes à l'ordre naturel, signe de la parfaite adaptation de l'homme à la nature et condition de son bonheur, ils restent eux - mêmes aveugles aux valeurs. C'est la raison qui voit pour eux en quoi ils sont bien disposés à la vie bonne de l'homme.

Si DESCARTES exhorte dans sa morale par provision de changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde18, c'est qu'il s'agit à travers l'action sur nos désirs de retrouver l'ordre du monde. L'accomplissement des désirs n'est alors rien d'autre que l'accomplissement de la nature à travers nous. Cela ne revient pas à faire de l'homme un automate naturel : la raison et la volonté interviennent tant pour sélectionner entre les désirs lesquels conserver et lesquels éliminer que pour retrouver ce qui fait l'armature de cette ordonnance du monde. Les désirs sont alors l'expression humaine du Destin stoïcien, et peut - être faudrait - il dire de l'accomplissement des désirs qu'il est amor fati.


Accomplir tous ses désirs serait une bonne règle de vie dans l'exacte mesure où ces désirs sont discernés par la raison, comme expression de l'ordre de la nature. L'accomplissement des désirs naturels reviendrait à accepter et à approuver cet ordre du monde que les Stoïciens nommaient Destin. Les désirs doivent être accomplis et non seulement satisfaits : ils doivent être rattachés à leur origine et à leur fondement. La sagesse est reconnaissance et approbation de cette appartenance à la nature.

 


  1. Cf. PLATON (1950, I), p. 438.
  2. Cf. : "(...) alors que dans ma jambe, c'est l'effet de la chaîne, il y avait le douloureux, voici qu'à sa suite, manifestement, est arrivé l'agréable !", Phédon. 60 c in PLATON (1950, I), p. 769.
  3. Cf. : "(...) longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela", A Chanut.6 juin 1647 in DESCARTES (1953), p. 1277.
  4. Cf. : "Cet effort, quand il se rapporte à l'Ame seule, est appelée Volonté ; mais, quand il se rapporte à la fois à l'Ame et au Corps, est appelé Appétit ; l'appétit n'est par là rien d'autre que l'essence même de l'homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l'homme est ainsi déterminé à le faire. De plus, il n'y a nulle différence entre l'Appétit et le désir, sinon que le Désir se rapporte généralement aux hommes, en tant qu'ils ont conscience de leurs appétits, et peut, pour cette raison, se définir ainsi : le Désir est l'Appétit avec conscience de lui - même", Ethique. III, p. IX, scolie in SPINOZA (1965 b), p. 144 - 145.
  5. Cf. : "L'action du principe interne qui fait le changement ou le passage d'une perception à une autre, peut être appelé Appétition (...)", Monadologie. § 15 in LEIBNIZ (1880), p. 148.
  6. Cf. : "On entend par maxime le principe subjectif du vouloir (...)", GMS [Fondements de la Métaphysique des moeurs]. I in KANT (1979), p. 101, n. Cf. GMS. II in KANT (1979), p. 136, n.
  7. Cf. : "(...) pour lui il y a avantage en engraissant la bête aux multiples formes, à lui donner de la force (...)", République. IX, 588 e in PLATON (1950, I), p. 1199.
  8. Cf. : "L'homme a un penchant à s'associer, car dans un tel état, il se sent plus qu'homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s'isoler) (...)", Idée d'une histoire universelle... in KANT (1990), p. 74
  9. Cf. : "De cette égalité des aptitudes découle une égalité dans l'espoir d'atteindre nos fins. C'est pourquoi, si deux hommes désirent la même chose alors il n'est pas possible qu'ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans la poursuite de cette fin (qui est, principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur agrément), chacun s'efforce de détruire ou de dominer l'autre. Et de là vient que, là où l'agresseur n'a rien de plus à craindre que la puissance individuelle d'un autre homme, on peut s'attendre avec vraisemblance, si quelqu'un plante, sème, bâtit, ou occupe un emplacement commode, à ce que d'autres arrivent tout équipés, ayant uni leurs forces, pour le déposséder et lui enlever non seulement le fruit de son travail, mais aussi la vie ou la liberté. Et l'agresseur à son tour court le même risque à l'égard d'un nouvel agresseur", Léviathan. Chapitre 13 in HOBBES (1983), p. 122.
  10. Cf. : "Dans la volonté, affectée pathologiquement, d'un être raisonnable, il peut y avoir conflit entre les maximes et les lois pratiques reconnues par l'être lui - même", Critique de la raison pratique. I, I, 1 in KANT (1985), p. 17.
  11. Cf. : "(...) ce serait donc proprement la nature qui donnerait la loi ; et alors non seulement cette loi, comme telle, devant être connue et démontrée uniquement par l'expérience, est contingente en soi et impropre par là à établir une règle pratique apodictique telle que doit être la loi morale ; mais elle n'est jamais qu'une hétéronomie de la volonté ; la volonté ne se donne pas à elle - même sa loi ; c'est une impulsion étrangère qui la lui donne, à la faveur d'une constitution spéciale du sujet qui le dispose la recevoir", GMS. II in KANT (1979), p. 176.
  12. Cf. : "Un ivrogne croit dire par un libre décret de de son âme ce qu'ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire", Lettre. LVIII in SPINOZA (1966), p. 304.
  13. Cf. : "Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels les sont nécessaires et les autres naturels seulement", Lettre à Ménécée in EPICURE (1998), p. 78.
  14. Cf. : "(...) rejeter les vaines opinions d'où provient le plus grand trouble des âmes", Ménécée in EPICURE (1998), p. 78.
  15. Cf. : "(...) le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c'est la prudence", Ménécée in EPICURE (1998), p. 79.
  16. Cf. : "(...) parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu'ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d'autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse", Ménécée in EPICURE (1998), p. 78.
  17. Cf. PLATON. Prot. 345 d - e in PLATON (1950, I), p. 122 ; Mén.77 d - e in PLATON (1950, I) p. 524 ; Hip. Maj., 296 c in PLATON (1950, I) p. 42 - 43 ; Gorg. 510 a in PLATON (1950, I) p. 464 ; Rép. IX, 589 c in PLATON (1950, I) p. 1200.
  18. Cf. : "Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde (...)", Disc. Méth. III in DESCARTES (1953), p. 142.

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