Les valeurs morales sont - elles relatives ?

 

MONTAIGNE dans les Essais et HUME dans son Dialogue1 se plaisent à recenser l'ensemble des conduites louées ici et blâmées ailleurs. Toutes les pratiques blâmées sous nos cieux trouvent toujours une contrée où elles sont en vigueur,- quand elles ne sont pas chaudement applaudies. Le bien et le mal qui sont les deux principales valeurs que la morale reconnaît sont - elles donc relatives selon les pays et les époques ? Faut - il en conclure que la prétention à l'universalité reste vaine ? - Il faudrait alors en tirer toutes les conséquences : s'interdire tout jugement ; tolérer même ce qui nous semble intolérable en évoquant un futur ou un ailleurs possible où la conduite que nous blâmons trouvera pourtant droit de cité.


Nos premiers pas dans la vie sont guidés par des valeurs que nous apprenons au fur et à mesure de nos progrès : mentir, c'est mal ; partager, c'est bien. Nous sommes imprégnés depuis notre enfance de ces valeurs.

Les valeurs morales ne sont pas relatives parce qu'elles précèdent toutes nos conduites. Nos conduites n'ont de sens éthique que si des valeurs préexistent qui permettent de les ranger en bonnes ou mauvaises conduites. Sur le Sinaï, selon l'Exode. 20, Moïse reçoit des commandements qui délimitent la frontière du bien et du mal. Pourtant, dans cet exemple, les les valeurs morales ne valent que dans les frontières du peuple qui a passé une alliance avec Yahvé. Que les valeurs nous précèdent dans le temps, cela ne signifie pas qu'elles sont universelles.

C'est bien ainsi que l'entendait Jésus qui accomplit la parole divine en l'étendant à toute l'humanité. La Règle d'Or ne vaut pas seulement comme règle d'intelligence, de solidarité et d'intérêt entre les membres de la tribu. Elle vaut pour tous les hommes. Le Samaritain aide l'homme en détresse sans considération de la tribu (Luc. 10 : 29 - 37). Les valeurs morales ne sont pas relatives parce qu'elles s'appliquent à une humanité qui partage le même sort de créature, façonnée par une divinité. Mais en évoquant cette humanité, les valeurs morales quittent l'universalité de la transcendance pour entrer dans le domaine de la nature.

Et en effet, si les valeurs morales ne sont pas relatives, c'est parce que nous partageons la même nature humaine. En cela, le bien et le mal sont partout les mêmes puisque la nature s'étend partout à l'identique. Il s'ensuit que les valeurs morales ne sont pas universelles parce qu'elles sont inscrites dans la nature. Toutes les conduites qui vont dans le sens de la nature seraient reçues comme bonnes et celles qui le contrarieraient seraient exclues comme mauvaises.

Mais quelle morale serait - ce là ? - une morale qui coïncide avec le fait, où le plus fort serait habilité à vaincre le plus faible. Il n'y aurait d'universalité qu'au prix de l'immoralité. D'autre part, on constate la diversité des jugements moraux. Comment rendre compte de cette diversité si vraiment les valeurs morales n'étaient pas relatives ?


Les valeurs morales sont relatives parce que nous le constatons. Les ethnologues, les philosophes et les historiens nous montrent que ce qui est accepté sous tel climat est vivement rejeté sous tel autre.

Chaque société, chaque culture, admet ce qu'une autre rejette. Les valeurs qu'elles préconisent ne sont pas autre chose que les valeurs de sa survie. Elles posent comme nécessaires ce qui leur permet de se maintenir. Si les jeunes spartiates pouvaient voler, c'est parce que SPARTE vivait de rapines. Si la société tahitienne permet les relations sexuelles extra - conjugales, c'est parce que les enfants sont promesse de richesses2 (DIDEROT). Mais n'est - ce pas confondre ici la morale qui dit ce qu'il faut faire avec les mœurs qui sont des manières de se conduire qui n'ont pas d'autre fondement que le seul fait d'être ? C'est pourquoi en effet, nous constatons la relativité des valeurs.

Les valeurs morales sont relatives précisément parce qu'elles ne peuvent pas être fondées. Le bon n'est pas une propriété, soutenait MOORE dénonçant le naturalist fallacy, le sophisme naturaliste des jugements moraux. Je peux analyser un objet et trouver ses propriétés physiques. En analysant une conduite humaine, je ne trouverai jamais le "bon". Comment alors les valeurs ne seraient - elles pas relatives ? Leur origine proviendrait d'opérations n'ayant aucun rapport avec la morale. Il faudrait en effet en revenir au calcul de l'intérêt d'une société pour lui permettre de se maintenir3 . Pourtant, nous nous prononçons tous les jours sur les conduites des hommes.

Les valeurs morales sont relatives en un autre sens qui est précisément qu'elles sont des valeurs : nous évaluons, - ce qui signifie tout autre que les choses elles - mêmes aient ou soient des valeurs. L'homme est un être qui évalue, écrivait NIETZSCHE (Généalogie de la morale. II, § 8). Etre homme c'est attacher des notions à ce qui est , c'est redoubler le monde du fait d'un monde de l'apparence, du monde des Idées cher à PLATON, ou des valeurs morales du christianisme. Mais comment évaluer la vie ? A quelle aune la peser ? Comment un être vivant pourrait - il porter un regard sur le tout de la vie ?

En cela, NIETZSCHE lui - même réintroduit une forme d'universalité de la morale : tout ce qui fortifie est bon, tout ce qui amoindrit la vie est mauvais. La critique du catholicisme ne se comprend que si elle est rapportée à la grande idée nietzschéenne de la volonté de puissance. Mais alors NIETZSCHE serait - il un refondateur de l'universalité des valeurs morales ?


La promotion d'un homme à venir ne peut pas se faire sans l'appui d'une référence à des valeurs morales et à ce qui peut les fonder. Pour NIETZSCHE, ce fondement ce sont les pulsions et la tendance à s'accroître contrariée par les tentatives des morales nihilistes et contemptrices du corps. Mais cela permet - il de fonder l'universalité des valeurs ?

La coïncidence de la nature et de la morale suppose au moins une téléologie de la nature (Crépuscule des idoles. "La morale, une anti - nature", 44 ). Ce qui va dans le sens de l'accroissement de la vie est bon. On ne manquera pas d'une part de souligner l'inconséquence d'une philosophie qui rejetait toute idée de la finalité. D'autre part, la fondation des valeurs sur des tendances vitales est toujours imparfaite : elle justifie ce qui est, alors que le propre d'une morale c'est de refuser de céder à ce qui se fait pour promouvoir ce qui devrait se faire. Enfin, il faudrait déterminer ce que signifie cet accroissement et déterminer en quoi cet accroissement est à chercher. Le principal apport de la conception la plus défiante à l'égard des morales reste donc celui de poser l'existence d'une morale à venir.

En cela les valeurs morales peuvent être diverses sans être relatives. Plusieurs sentiers mènent au sommet d'une montagne ; différentes valeurs peuvent amener la réalisation d'une morale sans que ces chemins soient relatifs : ils valent absolument dans le sens de leur intention implicite. L'universalité des valeurs morales n'est donc pas à chercher dans ce qui précède l'homme mais dans ce qui succède à ce que fait l'homme. Les valeurs morales relèvent davantage d'une éthique de la responsabilité que d'une éthique de la conviction. Mais n'est - ce pas présumer trop et trop vite que d'affirmer que ce qui se fera ira dans le sens de ce qui doit se faire ?

En cela, il est nécessaire de reprendre la thèse kantienne de l'universalité du jugement moral. Chaque homme se prononce moralement sur ce qui doit être fait, - sans présumer qu'une action morale ait jamais été accomplie en ce monde. Car le point qui importe c'est précisément le fait que les hommes jugent éthiquement de ce qui se fait pour lui opposer ce qui devrait être fait. La morale surgit dans cet écart et dès cet écart entre ce que je vois et que je vis et ce que je souhaiterais vivre. Cet écart est creusé par l'universalité de l'intention opposée à la particularité de ce qui se fait, aux intérêts privés de celui qui agit.


Ainsi, chez KANT, l'universalité de la morale supprime l'universalité des valeurs morales, comme l'universalité des valeurs morales supprime la diversité des conduites : je juge univoquement de ce que je vois par le test de l'universalisation de la maxime de la conduite aperçue. Dans une société parfaite, composée de saints, le devoir moral serait absent parce que rien ne viendrait contrebalancer le pouvoir législateur de la raison. Le choix serait donc entre une morale universelle exécutée par des agents qui n'auraient plus rien de moraux puisque le pouvoir d'agir serait placé sous le pouvoir de la raison, et une morale de valeur universelle qui n'aurait rien de la morale effective (HEGEL) puisqu'elle serait dans le terrorisme de l'intention : dans un être pathologiquement affecté, seule l'intention conférerait la valeur morale aux actions. Si les valeurs morales sont universelles, sont - elles encore des valeurs ? Ne faut - il pas dans la singularité de la situation vécue trouver comment réaliser la valeur ? - et, dès lors, comment la valeur morale ne participerait - elle pas aussi de cette situation singulière ? L'universalité des valeurs morales ne peut donc pas signifier la transcendance des valeurs sous peine de donner naissance à cette morale sans mains dont se moquait SCHILLER.


Bibliographie.

DIDEROT, Denis. 1951. Œuvres. Edition établie et annotée par André BILLY. Paris : Editions Gallimard. XXX - 1445 p. 

HUME, David. 1991. Enquête sur les principes de la morale. Traduction nouvelle par Philippe BARANGER et Philippe SALTEL, Introduction, notes, index, bibliographie et biographie par Philippe SALTEL. Paris : FLAMMARION. GF Flammarion, 654. 346 p. 

NIETZSCHE, Friedrich. 1971 . La généalogie de la morale. [Zur Genealogie der Moral]. Textes et variantes établis par Giorgio COLLI et Mazzino MONTINARI. Traduit de l'allemand par Isabelle HILDENBRAND et Jean GRATIEN. Paris : Editions Gallimard. Folio / Essais, 16. 212 p

NIETZSCHE, Friedrich. 1974. Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau. [Götzen - Dämmerung]. Texte établi par G. [Giorgio] COLLI et M. [Mazzino] MONTINARI. Traduit de l'allemand par Jean - Claude HEMERY. Paris : Editions Gallimard. Idées / Gallimard, 384. 152 p.


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