Ne vit - on qu'au présent ?

 

L'homme de la nature, selon ROUSSEAU, n'a aucune notion du temps : chaque jour est le seul dont il ait connaissance ; le jour présent est le seul dont il puisse avoir connaissance. Pour lui ni l'avenir ni le passé n'ont d'existence. Sa vie s'écoule dans un perpétuel présent ; tout lui est toujours nouveau et inconnu. Mais, selon notre philosophe, cet homme de la nature n'est pas autre chose qu'un animal mieux organisé. Vivre au présent serait revivre, vivre de nouveau le même, sans espoir de vivre à nouveau et de créer ainsi du différent. Or, le propre de l'homme serait de pouvoir créer un écart dans le présent : il déborde le présent en anticipant ce qu'il va faire comme en rappelant ce qu'il a fait. L'homme apparaît avec cette capacité de se situer dans le temps. Nos sentiments, nos passions et nos projets nous montrent tout entier immergé dans ce cours du temps, si bien que l'homme semble vivre dans plusieurs temps.

Quel est donc ce présent dans lequel l'homme peut vivre d'une vie qui serait une vie pleinement humaine ?

 


Vivre au présent, ce serait vivre au jour le jour, sans souci, sans espoir et sans regret. Une vie de légèreté, sans responsabilité comme sans préoccupation.

Vivre au présent est notre seule possibilité. Notre vie est taillée à la mesure du présent. Il n'y a pas d'autre temps pour vivre : notre conscience est tout entière tournée vers ce que nos faisons, ici et maintenant. Ne pas vivre au présent, ce serait être distrait. Mais se distraire du présent, ce serait manquer manquer l'activité qui est alors la nôtre. Le temps de notre action comme le temps de notre attention ne peut être que le présent.

Vivre au présent est notre seul intérêt. Il est vain de se préoccuper de ce qui fut comme de ce qui sera. L'indolence est la condition du bonheur. Vivre au présent, c'est ne se préoccuper de rien. Seul importe ce qui est parce que seul ce qui est peut agir sur nous. Un plaisir ou une douleur passés n'agissent plus sur notre sensibilité. ROUSSEAU retrouve l'innocence de la primitive condition des hommes quand il s'abandonne au courant du lac de Bienne.

Vivre au présent, ce serait vivre sa vie d'homme. S'échapper du présent, ce serait s'échapper su seul temps qui peut être, du seul temps où chacun peut être. Vivre dans l'imaginaire, songer à un monde futur montrerait un renoncement à ce qui est. C'est ce monde qu'il faut changer et non se réfugier dans les mondes de l'imaginaire, ceux que nous représentent les religions, ou du possible, comme sont ceux des utopies des philosophes, qui nous demeurent inaccessibles. La onzième thèse de MARX dénonce les philosophies qui s'en remettent aux spéculations, aux utopies ultérieures et qui négligent les impératifs de ce monde présent.

Mais vivre dans le seul présent, serait - ce encore avoir une vie d'homme ? Et même, est - ce là le portrait de notre vie d'homme ?

 


Tout nous montre au contraire que l'homme vit dans d'autres temps que le présent. Tout nous laisse croire que l'homme n'est homme que s'il vit dans ces autres temps du passé et du futur.

Vivre au présent, ce serait revivre, refaire le même sans possibilité d'innover. Privé de la mémoire, personnelle et collective, l'animal est condamné à refaire ce que ses aïeux ont fait ou vécu. L'instinct des abeilles qui les maintient dans l'activité répétitive parfaite du même les prive de la capacité de dépasser le présent (PASCAL. Traité du vide. Préface). Nul progrès pour qui ne vit qu'au présent sans récapituler ce qui fut, sans anticiper ce qui sera. Les peuples sans mémoire replongent dans les mêmes drames ; les peuples sans projet s'abandonnent et déclinent.

Ne vivre qu'au présent ce serait perdre le sens de la vie. Notre présent n'a de sens et il n'a d'importance que par les autres dimensions du temps. Ce que nous vivons, l'histoire nous l'apprend, est la conséquence de ce qui fut. Ce que nous vivons n'a d'importance que par le projet que nous entendons réaliser et qui justifiera notre présent. Qu'importent nos privations si elles nous permettent de réaliser un mieux - être futur ?

Ne vivre qu'au présent ce serait de même de sa propre identité. LEIBNIZ définit la matière un esprit instantané. La matière aussi est esprit mais un esprit incapable de se situer : sa position, sa forme et sa force de mouvement lui sont connues dans le présent. Ne se connaît que celui qui déborde le présent, celui qui retarde par sa mémoire, celui qui avance par son espoir et son impatience. L'homme ne parvient à l'exacte connaissance de soi que lorsqu'il sait comment son présent est fait du passé comme de l'avenir.

Mais comment supposer que l'homme puisse vivre dans d'autres temps que le présent ?

 


Le présent que nous pouvons vivre de notre vie d'homme n'est pas n'importe quel présent. Les frontières ne se limitent pas la ponctualité de l'instant fugace. Le présent se dilate depuis le passé jusqu'au futur, de ce que j'étais à ce que je veux faire de moi.

PASCAL souligne cette incapacité de l'homme à vivre dans son temps, qui est le temps du présent. "Nous vivons dans des temps qui ne sont pas les nôtres" ; l'homme s'échappe en échappant au présent pour se rapporter à un passé rassurant ou pour se projeter dans un futur heureux. Le divertissement désigne l'incapacité et la peur de l'homme à vivre le temps présent. Les soucis, les peurs accablent l'homme qui désormais ne se sent homme que dans les mondes construits par l'imagination ou retrouvés par la mémoire.

La seule vie d'homme qui soit possible pour l'homme est dans la coïncidence avec ce qu'il est. Et cette coïncidence ne peut se faire que dans le présent. Les morales antiques insistent toutes sur l'importance de ce présent. Mais vivre au présent ne signifie pas : "vivre au jour le jour". Elles n'appellent pas à l'insouciance. C'est au contraire l'appel insistant au souci de soi. Le présent ne se limite pas à l'instant, passage ténu entre l'avant et l'après. Il s'étend à la durée passée comme en témoigne le principe épicurien qui veut que pourra toujours être heureux qui l'a été une seule fois.

Vivre le présent, ce peut aussi être dans la coïncidence de soi pour autant qu'elle est coïncidence avec le tout. L'Eternel Retour des Stoïciens signifient aussi bien que rien de nouveau n'arrive que ceci qui intéresse principalement l'homme dans son souci d'être soi : vivre le présent c'est agir de telle sorte que nous voulons maintenant ce qui est nécessaire de toute éternité. Vivre authentiquement le présent c'est participer à la vie de l'Univers, accepter et jouer le rôle qui nous a été dévolu. Vivre le présent, ce serait donc poser les actes qui sont les nôtres et qui nous font.

 


Vivre le présent est le fait l'homme pour autant que ce présent est un présent ouvert vers la constitution de soi à travers les temps. Fuir vers d'autres temps, c'est se divertir et se quitter. Vivre le présent ce peut être récapituler dans le moment et tout ce qui fut et tout ce qui sera : chacun de mes gestes m'exprime, et chacun d'eux m'exprime définitivement et authentiquement. Vouloir ce qui est, selon le stoïcisme, c'est accepter à la fois ce qui est de toute nécessité et de toute éternité, et ce que je suis.

 

 

Sommaire. Corrigés | Bibliographie générale