Qu'est - ce qui fait l'identité de chacun d'entre nous ?

 

En répondant : "présent" à l'appel de mon nom, je reconnais que mon identité est donnée par un vocable. Mais est - elle toute donnée par lui ? et quelle identité le nom donne - t - il ? Le nom me donne une identité par le langage qui signifie une réalité absente, par une langue parlée au sein d'une communauté, dans le cadre de certaines institutions (école, groupe, armée) qui me font une place, par mon rang dans une liste de noms dans laquelle je me distingue des autres. Ainsi mon identité est affirmée au sein de pratiques sociales et par un ensemble de codes : elle est affirmée du dehors et par contraste avec les autres sujets. Mais puis - je me reconnaître complètement dans cet ensemble de caractéristiques extrinsèques ?


Mon identité est d'abord une identité positive, primitive et irréductible. Je suis un individu qui a une unité et une continuité à travers le temps.

Je suis moi parce que je suis un individu, une réalité indépendante, insécable. On peut me soustraire un bras sans me retirer à moi - même. Comme le montrent les anecdotes relatives aux stoïciens, on peut faire tort à mon corps, sans me faire, à moi, le moindre tort. Il y a une irréductible individualité que le nom consacre puisque je suis le seul à le porter.

Je suis moi parce que je suis un individu qui a une unité et une continuité. Toutes mes qualités me font sans me défaire si elles viennent à se perdre. Le temps peut amoindrir mes capacités, il peut émousser mes aptitudes physiques, retarder mon agilité mentale : je resterai un moi qui est ce moi.

Cette unité qui subsiste à travers le temps, en dépit des changements, fait de moi une personne. Je sais que je suis moi travers toutes les altérations que je subis. Une personne dispose d'une identité qui subsiste et qui sait que cette identité subsiste1 . En deçà du moi social, BERGSON décèle un moi profond qui persiste dans ses changements, par ses changements : le moi n'est pas une réalité stable ; il "est" une succession incessante de mouvements.

Mais avec la notion de personne, la question de l'identité change de registre. La personne est définie par son histoire et cette histoire est en partie construite avec les autres, parfois par les autres.


Ce qui fait l'identité de chacun d'entre nous, c'est donc qu'il est "entre nous". La position de soi est une position par rapport à l'autre. Mais quel autre ?

Mon identité est posée du dehors dans mon être naturel même. Je suis moi en tant que réalité naturelle, corporelle, observable qui dispose d'une consistance au même titre qu'une chose. Mon identité est donc ma permanence dan le monde. Mais cela me définirait comme au mieux comme objet, pas comme une personne.

Mon identité est alors posée de l'extérieur par un ensemble de déterminations sociales. Mon nom, mon inscription dans des institutions, mes rôles imposés par des codes sociaux comme le mariage, la vie professionnelle. Mais cette identité est aliénée : je sus dépossédé de moi pour exercer des fonctions que ne choisis pas. Le moi exécute ce qu'une collectivité attend de lui.

Mon identité est déterminée au sein de jeux symboliques complexes qui incluent aussi mon intériorité. Répondre : "présent" à l'appel de son nom, c'est avouer son appartenance à une communauté symbolique. Le nom distingue (je ne porte pas le même nom que mes collègues) et il fait adhérer : le nom assigne l'appartenance à une ethnie, une culture, une histoire, un clan, un corps de métier, une zone géographique. Cela signifierait que mon identité est celle que je reçois symboliquement des autres.

Mais la pire des violences n'est - elle pas celle qui me dépossède symboliquement de ce que je suis ? Mon identité n'est - elle pas définitivement aliénée si je n'ai pas le pouvoir de choisir la représentation symbolique de ma personne ?


Il faut en revenir à l'énoncé et se demander ce qui fait l'identité de "chacun d'entre nous". Comment donc être chacun au sein d'un nous ? Quelle identité est - ce là ?

Le moi se distingue du nous en tant qu'expression singulière des aptitudes et des possibilités du nous. Etre moi c'est ne pas être comme les autres, c'est - à - dire c'est exercer les capacités qui nous sont communes d'une manière inédite. En cela, seul ce qui est créateur m'identifie parce que ce qui s'exprime c'est moi sans être tout à fait un autre. Ce que je fais un autre peut le comprendre : les souvenirs d'enfance de PROUST sont aussi les miens. Cette première identité est donc esthétique. Mais alors, le solipsisme resurgit : je serai un moi tellement singulier que j'apparaîtrai comme une exception au sein du nous.

L'identité de chacun d'entre nous se trouve dans le jeu des interactions de chacun avec le nous. L'homme est comme un pion dans un jeu de tric - trac écrit ARISTOTE (Politiques. I, 2, 1253 a). Notre identité est à la fois reçue du groupe, déterminée par notre place sociale au sein du groupe. Elle n'est pas pour autant aliénée puisque l'initiative nous est laissée. Nous délibérons avec les autres sur notre sort commun. Notre identité est d'abord politique et non pas esthétique. Pourtant l'identité de chacun d'entre nous pourrait paraître celle d'un échantillon : je suis un parmi d'autres avec les autres. A ce titre je serait bien avec les autres mais au au titre du même que les autres, sans originalité, mû par mes fonctions. Tous égaux dans l'exercice des fonctions politiques, nous serions tous également citoyens. Ainsi quelle place a le moi dans le Contrat social de ROUSSEAU puisque toute originalité est déviante et que seule la volonté générale est assurée d'être dans le vrai ? Serions - nous encore nous dans une telle organisation égalitaire ?

L'identité de chacune d'entre nous est précisément dans cet entre, dans cet écart qui nous sépare et que nous comblons par nos actes vers l'autre en tant qu'il est autre. C'est pourquoi l'identité de chacun d'entre nous est éthique si l'éthique désigne bien ce rapport tendu à l'autre. La tension désigne ici l'effort pour aller à l'autre, et qui n'a donc rien de la spontanéité ni de la confusion de la pitié telle que ROUSSEAU la représente. Cette tension est aussi intention : elle est l'effort vers l'autre. Elle ne constate pas les différences, mais elle cherche l'identité derrière les différences.Je ne peux être moi que si je sais que l'autre, dans son altérité, partage le même sort que le mien.

 

L'identité de chacun d'entre nous est donc donné par l'éthique : je ne suis moi qu'autant que je peux me rapporter à l'autre en tant qu'il est autre, en tant qu'il est un autre, c'est - à - dire en tant qu'il est un autre moi. Je ne suis pas moi tout seul, je suis pas moi à moi tout seul. C'est dans la tension vers l'autre dans ce qu'il a de radicalement autre dans son identité à moi, que je peux être moi - même. En ce sens, le saint a plus d'identité que le héros. C'est dans l'expansion du moi vers les autres sans effusion ni confusion avec eux que je peux être singulièrement moi.


Bibliographie.

ARISTOTE. 1990. Les politiques. Traduction inédite, introduction bibliographie, notes et index par Pierre PELLEGRIN. Paris : Flammarion. GF Flammarion, 490. 575 p. 

BERGSON, Henri. 1985 b. Essai sur les données immédiates de la conscience. 1ère éd., 1927. 156ème éd. Paris : Presses Universitaires de France. Quadrige; 31. VIII - 180 p.

LEIBNIZ, Gottfried Wilhelm. 1966. Nouveaux Essais sur l'entendement humain. Chronologie et introduction par Jacques BRUNSCHVICG. Paris : Garnier - Flammarion. GF, 92. 499 p. 


 

 

 

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