Est - il raisonnable d'aimer ?

 

L'air célèbre de Carmen nous avertit : l'amour est enfant de bohème et il n'a jamais connu de lois. Enfant de bohème, ou fils de Pénia selon PLATON, l'amour ne survit pas aux liens dont on veut l'enserrer. Ne connaissant pas de lois, l'amour ne s'astreint à aucune convention : convention envers les autres et la société (l'amour est volage), soit envers l'autre (l'amour est infidèle), soit envers soi (l'amour est inconstant). De toutes les passions, l'amour est la passion la plus rebelle à l'ordre humain : le carabinier désertera, reniera son drapeau, son rang, ses devoirs, sa famille, ses propres sentiments. L'amour ne semble jamais raisonnable : José préférera l'amour à sa raison, à la raison sociale et à la Raison d'Etat qui le ferait regagner la caserne. S'il pouvait encore réfléchir, José ne serait pas emporté par l'amour. La raison dispose plutôt à l'indifférence ; elle ne saurait mettre du prix aux choses ; à ses yeux rien ne mérite l'attachement exclusif pour un être humain au détriment des autres et des devoirs sociaux. Rien en cela ne saurait nous surprendre : l'amour est une tendance affective ; la raison établit des rapports entre les choses, estime la valeur morale ou détermine des conduites selon leur moralité. Est raisonnable en effet une conduite conforme à la raison ou prescrite par la raison.

Comment l'amour pourrait - il être une tendance conforme à la raison, voire une tendance voulue par la raison ?

 


L'amour ne saurait être raisonnable en cela qu'il est une tendance affective affranchie de toute considération morale ou sociale. A plus forte raison est - il déraisonnable quand il s'affuble des conduites désordonnées de la passion amoureuse.

Rien dans la passion amoureuse n'apparaît raisonnable. Elle est déraisonnable parce qu'elle est perte momentanée de l'usage de la raison, parce qu'elle soumet l'ordre de la raison à l'ordre du corps. Elle se manifeste par des désordres corporels ; le sujet perd toute maîtrise de soi ; il ne choisit pas même ce qui fait l'objet de sa passion. Le sujet de la passion en est la victime, le plus littéralement du monde : pathos renvoie clairement à la souffrance et la soumission du passionné. Que l'on songe au pauvre ROUSSEAU se rendant à EAUBONNE, agité par la passion, souffrant les affres d'un baiser non encore reçu et qui n'est qu'imaginaire.

La passion amoureuse est encore déraisonnable parce qu'elle ne respecte pas l'ordre social que la raison la plus prudente recommanderait de suivre. La passion amoureuse subordonne l'ordre de la société à l'ordre des désirs. ROUSSEAU nourrit de l'amour pour la compagne de son ami sans égard pour lui. La passion amoureuse ne reconnaît pas les digues élevées par la société pour protéger ses membres de l'insécurité et de la stabilité : le mariage ; les règles de la conduite amoureuse ; l'étiquette de la séduction qui prescrit ce qui est permis et interdit.

La passion amoureuse est enfin déraisonnable parce qu'elle subordonne l'ordre de la raison à l'ordre des désirs. Le passionné ne perd pas l'usage de sa raison, mais il subordonne l'usage de la raison à la satisfaction de ses désirs. Il subordonne l'activité de la raison à l'accomplissement de ses fins particulières. Alors que la raison détermine des fins universelles et communes à tous les hommes, la passion amoureuse fait chercher la satisfaction de fins privées. Le mythe de la naissance d'EROS rapporté par DIOTIME, EROS tient de son père l'ingéniosité qui ne signifie pas autre chose que la recherche effrénée de la satisfaction des désirs sans égard pour un ordre des fins commun à tous les hommes.

Mais ces griefs ne portent que sur la passion amoureuse. Elle n'est pas tout amour ; et l'amour n'est pas la seule façon d'aimer.

 


Il y a peut - être un amour conforme et même un amour dicté par la raison de sorte qu'il n'y aurait rien de surprenant à évoquer un amour raisonnable.

L'amour peut être raisonnable s'il est dicté par la raison. Or KANT évoque à côté d'un amour pathologique, dicté par les appétits des sens, un amour pratique qui est dicté par la raison. L'amour du prochain est un amour que la raison réclame et prescrit. Il est prescrit parce qu'il n'est ni naturel ni spontané : nul n'aime son prochain de sorte qu'il lui soit dévoué. Le dévouement n'a rien de naturel tant chacun est plein de lui - même. Cet amour est prescrit par la raison parce que la raison exige la réalisation d'un ordre de coexistence pacifique où chaque personne se voit reconnue comme personne.

L'amour est raisonnable quand, sans être prescrit par elle, il est conforme aux exigences de la raison. La raison n'exige pas la suppression de nos tendances, - ce qui serait aussi inhumain qu'impossible. L'amour est raisonnable lorsqu'il ne nuit ni à la coexistence des hommes, ni aux institutions qu'ils ont formées et qui accordent à leurs capacités un plein épanouissement. Ainsi, le mariage sera l'institution dans laquelle l'amour trouvera à se réaliser, où il trouvera son plein épanouissement dans la naissance d'enfants.

L'amour est enfin raisonnable quand il vient au secours de la raison, quand il lui donne la force de se réaliser et de s'accomplir. En ce sens l'amitié, telle que la voulait ARISTOTE, est cet amour qui vient renforcer l'activité raisonnable. L'ami est celui avec qui les rapports d'affection sont rapportées à la culture de ce qu'il y a de plus proprement humain en nous, qui nous fait homme : la raison. ARISTOTE parle bien d'une amitié vertueuse puisque la vertu fait l'homme (vir). Avec l'ami, et par l'amour que je lui porte, se développe ce qu'il y a de raisonnable.

Mais l'amour du prochain s'appelle aussi bien la charité et la Règle d'Or est prescrite ; l'attachement à l'épouse est aussi le fait d'un contrat ; l'ami à la convenance aristotélicienne est peut - être moins aimé pour lui que pour la commune humanité qui nous rassemble et qui n'est pas la plus riche : la raison. Rien de spontané dans ces mouvements ; ces formes d'amour sont - elles bien de l'amour et sont - elles vraiment raisonnables ?

 


L'ordre de l'amour ne saurait se subordonner à l'ordre de la raison. Amour et raison relèvent de deux mondes qui se croisent sans se rencontrer.

Celui qui s'efforce de comprendre ce qui l'entoure et ce qu'il vit ne peut être séduit. L'analyse, la compréhension rationnelle supposent un détachement alors que l'amour exige un engagement. Celui aime en revanche ne sait pas ce qu'il fait ; il agit sans retenue. L'amour est enfant de bohème ; il vit dans l'insouciance de ce qui est, de ce qu'il fait. FAUST ne peut aimer MARGUERITE que sur ses vieux jours : lorsque la raison cesse d'être le seul moyen d'appréhender le monde.

La raison ne peut pas donner lieu à une affection quelconque - et particulièrement l'amour. Le discours de LYSIAS dans le Phèdre peut bien énoncer les raisons pour lesquelles l'aimé devrait céder aux avances de l'amant qu'il n'aime pas. Rien n'y fera : l'aimé ne cédera jamais s'il ne se sent pas porté par un mouvement irrépressible et réfractaire aux lumières de la raison. Nul amour ne peut être issu de la raison : je n'aime pas parce que c'est raisonnable ; j'aime même si cela est raisonnable.

La raison ne peut pas apprécier une tendance. Elle peut juger la conformité de ses effets avec l'ordre social, moral, intellectuel. L'amour n'est raisonnable que par la conformité de ses buts à ceux de la raison. L'amour est raisonnable quand il permet de réaliser ce que la raison ne peut pas, à elle seule réaliser, mais qu'elle prescrit. L'amour du prochain, de la paix, du développement de ses facultés seraient en ce sens raisonnable parce qu'ils conspirent à la réalisation d'un idéal que la raison promeut. L'amour est raisonnable ainsi par accident, quand il donne à la raison le moyen d'accomplir ce qu'elle veut réaliser sans le pouvoir.

 


L'enseignement initiatique de DIOTIME fait de l'amour une réalité démonique, intermédiaire entre la fécondité et l'impécuniosité, entre l'ignorance et le savoir. L'amour est cheminement inconscient et incessant vers la connaissance et vers la raison. Mais il est un cheminement, et, peut - être, un cheminement dont la nature est d'avoir un but toujours, mais de terme jamais. Si l'amour coïncidait avec la raison, il se supprimerait comme amour et se réaliserait comme possession.

 

 

 

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