La réflexion philosophique nous détache - t - elle du monde ?

 

PLATON rapporte dans le Théétète (Théétète. 174 a) que le philosophe et astronome THALES, considérant la marche des étoiles, le soir dans son jardin, se serait précipité tête la première dans un puits à ses pieds qu'il n'aurait pas vu. Sa servante a beau jeu de lui remontrer qu'il ne sert de rien de passer son temps la tête dans les nuées si cela se fait au détriment du sens de la réalité. L'anecdote est significative des conséquences prêtées à la réflexion philosophique : attachement à des objets de spéculation en eux - mêmes inintéressants pour la vie quotidienne : le cours des étoiles n'est pas le cours des affaires ; renversement du sens des valeurs : le futile est pris pour l'essentiel ; renversement du temps social puisque le philosophe vit la nuit tandis que se repose l'homme de l'action ; retour inévitable et douloureux à une réalité omniprésente. Il faudrait pour compléter le tableau que le philosophe a longtemps été un oisif, un privilégié préservé, par son statut social et ses revenus, de l'impécuniosité. Mais il s'agit d'une anecdote. Au - delà de ses traits plaisants, il convient de s'interroger sur la fidélité et l'exactitude de ce portrait de la réflexion philosophique.

Peut - on définir la réflexion philosophique, en elle - même ou par ses effets, par le détachement du monde, - et d'ailleurs : de quel monde ?

 


La réflexion philosophique apparaît conne un détachement du monde en cela qu'elle est apparue comme une fuite, un refuge contre les désagréments du seul monde tenu pour réel : le monde de la quotidienneté, le monde des affaires, du monde de la nature et des affections corporelles.

La réflexion philosophique parce qu'elle est recherche de la vérité est détachement du monde de l'opinion, des croyances et des superstitions qui font souffrir l'homme. Elle conduit à se déprendre du monde commun, des opinions reçues et que tous partagent. La recherche de la vérité est donc un détachement à l'égard de l'opinion mais aussi de la plupart des hommes : vouloir le vrai, c'est ne pas vouloir le vrai des autres hommes. La force d'esprit est force de caractère puisque se condamne à l'isolement celui qui refuse la vérité héritée des anciens et du milieu. SOCRATE le paiera de sa vie qui suit la voie de son démon plutôt que celle des athéniens.

La réflexion philosophique est incompatible avec les impératifs de la vie sociale. Parce qu'elle est une réflexion sur les premières causes et les premiers principes créateurs de l'univers, sur la manière de vivre humainement, la réflexion philosophique requiert un temps et un espace qui ne s'accommodent que difficilement avec les exigences du monde de la vie sociale. La vie sociale exige que l'on agisse, que l'on agisse avec promptitude et assurance. Rien n'est plus éloigné de la réflexion philosophique qui, parce qu'elle est réflexion, prend de la distance. Ainsi, DESCARTES vit aux Pays - Bas : "(…) parmi la foule d'un grand peuple fort actif et plus soigneux de ses propres affaires que curieux de celles d'autrui" (Discours de la méthode. III)1 comme il s'est enfermé seul dans un poêle, où il avait : "(…) tout loisir de m'entretenir de mes [ses] pensées" (Discours de la méthode. II)2. La solitude et le retrait nécessaires à la réflexion philosophique sont d'abord un désoeuvrement : la réflexion philosophique n'est possible que par une prise de distance à l'égard des activités productives.

La réflexion philosophique requiert une prise de distance par rapport à la vie des affaires. Le réflexion philosophique porte à préférer la recherche de la vérité à la satisfaction des intérêts. Le philosophe est présenté comme un oisif, insouciant et détaché de toute préoccupation matérielle. ARISTOTE rappelle que la philosophie est née dans la caste des prêtres en Egypte (Métaphysique. A, 1, 20 sq). Des hommes privilégiés, jouissant de revenus sûrs et confortables, peuvent s'adonner à une spéculation désoeuvrée. Mais ce sont des prêtres qui inaugurèrent cette réflexion : un détachement des affaires de ce monde est une condition de la réflexion philosophique, mais aussi un détachement de ce monde. ARISTOPHANE peindra SOCRATE suspendu dans un panier et méditant sur les choses divines (Les nuées).

La réflexion philosophique serait un mouvement de fuite envers un monde trop difficile à vivre, - que cette fuite soit voulue comme celle de DESCARTES ou qu'elle soit implicite et involontaire mais non moins réelle. Cependant le réel a ses pesanteurs et THALES tombe dans le puits : la réflexion philosophique peut - elle vraiment détacher de ce monde ?

 


Le détachement auquel peut d'abord porter la réflexion philosophique n'est qu'un premier moment. Ainsi l'anecdote du Théétète serait incomplète si elle oubliait de mentionner que THALES s'enrichit considérablement pour avoir su, grâce à ses connaissances en astronomie, prévoir une abondante récolte d'olives et ainsi d'acheter à l'avance des amphores pour en contenir l'huile. De la spéculation à la spéculation financière… L'anecdote fait justice à la réflexion philosophique.

La réflexion philosophique n'oublie pas de transformer le monde. La politique demeure chez ARISTOTE la discipline architectonique des sciences de l'action. N'est retenu de l'Allégorie de la Caverne (PLATON. République. VII) que le mouvement d'ascension vers les Idées à partir des choses éphémères du monde sensible. La réflexion philosophique culminerait dans la contemplation de l'Idée du Bien. C'est oublier qu'il faut, selon la même allégorie, revenir dans la Caverne pour éclaire ses compagnons. La spéculation philosophique s'achève en action politique. Et MARX s'en souviendra dans l'Idéologie Allemande : la XIe Thèse sur FEUERBACH demande que la philosophie cesse d'interpréter le monde afin de le transformer. Le monde politique n'est pas oubliée dans l'exercice de réflexion demandé par la philosophie.

La réflexion philosophique est attachement au monde des hommes. La réflexion philosophique est aussi une immersion parmi les hommes : elle n'écarte pas des hommes. Tout au contraire, les stoïciens professaient, les cyniques vivaient dans la Cité. Pourquoi DIOGENE aurait - il fait montre d'insolence envers ALEXANDRE s'il n'en espérait pas quelque amélioration ? La réflexion philosophique a un rôle éducatif, moral et social : l'Académie, le Lycée, le Portique, et même le Jardin, sont des Ecoles où la philosophie étaient oeuvre commune. La réflexion philosophique pour s'exercer solitairement ne cherche pas l'isolement ; pour être oeuvre personnelle, elle n'est pas l'oeuvre d'une personne seule.

La réflexion philosophique peut amorcer une transformation du monde de la nature. Les plus utiles et les plus remarquables applications techniques sont souvent les résultats de réflexions lointaines. COMTE rapporte le propos de CONDORCET selon qui plus d'un navigateur en péril doit la vie sauve aux calculs sur la longitude, applications précieuses de très anciennes spéculations sur les sections coniques (Cours de philosophie positive. 2ème Leçon3 ). Les spéculations de DESCARTES, même avec ce qu'elles ont parfois de saugrenu, ont néanmoins proposée une formulation du principe d'inertie.

Cependant, cet intérêt pour le monde est davantage le fait de philosophes, et encore dans l'acception très large que ce mot pouvait avoir jusqu'au XVIIe s., que de la réflexion philosophique. N'est - il pas de la vocation de la réflexion philosophique elle - même de nous détacher du monde ?

 


Le détachement n'est pas le renoncement, ni la fuite, ni l'indifférence. Voir les choses avec détachement, c'est savoir rompre avec ce qui nous retient en elles et avec ce qui nous retient de les voir et de les comprendre. Elle est donc un retard, une mise à distance et une suspension.

La réflexion philosophique parce qu'elle porte sur le sens de la destinée humaine, sur la manière de conduire sa vie requiert une prise de distance envers les impulsions du corps et les contraintes inévitables du monde de la nature. La réflexion philosophique retarde : elle diffère le moment d'agir ; elle retarde le moment de s'exercer jusqu'à ce que puisse régner la raison maîtresse. Le philosophe en méditation de REMBRANDT est un austère vieillard. DESCARTES attend sa quarantième année pour publier le Discours de la méthode et le début de la Première Méditation éclaire par d'autres raisons que la prudence ce choix. L'âge a ses contraintes qui ne favorisent pas toujours une réflexion sereine : les passions, les ambitions entravent l'exercice d'une libre réflexion. Mais avec l'âge mûr arrivent aussi le renoncement et l'indifférence prêtés à la sagesse. La réflexion philosophique devient alors abandon d'un monde trop pénible à vivre, trop embarrassant.

Si, avec LUCRECE, celui qui réfléchit philosophiquement peut s'exclamer : "Suave mari magno", ce n'est pas pour renoncer au monde, ni toujours pour s'en protéger dans un mouvement de fuite frileux et peureux. Le détachement est recul pour se déprendre de la conviction du sens ordinairement attribué aux faits du monde. Participer au cours du monde, ce n'est pas être immergé mais s'immerger. "Nous sommes embarqués" relevait PASCAL, - encore y a - t - il plus d'un poste dans un navire. Savoir celui qui nous permettra de vivre avec lucidité, - sinon avec bonheur -, le choisir et s'y tenir par après, telle est l'ambition de la réflexion philosophique.

La réflexion philosophique est donc moins un détachement qu'une suspension. L'examen des vérités reçues doit se faire semel in vita, dit DESCARTES. Le détachement est absolu mais il est provisoire dans le temps et limité dans ses objectifs. La réflexion est philosophique : elle est méditée et préméditée, - elle est voulue et elle est conduite par la raison. Il faut d'abord vivre et le doute cartésien ne portera jamais que sur des connaissances. DESCARTES ne partagera jamais les "extravagantes suppositions des sceptiques" pyrrhoniens qui ne se fient à rien de ce que leurs sens leur font connaître pour l'utilité de la vie commune, ni les imaginations de ces fous qui prennent leurs corps pour un être de verre.

 


Le scepticisme de NIETZSCHE doit s'exercer ici. Le détachement auquel nous convie toute réflexion philosophique n'a pas le même sens ni la même valeur selon qu'elle procède d'une volonté peureuse de fuite d'un monde insupportable, ou d'une volonté affirmative de mieux comprendre ce monde auquel nous sommes attachés par notre corps, notre histoire, notre goût. Le détachement n'est pas l'abandon sous le coup des forces qui, comme le notait SENEQUE, nous entraînent lorsque nous n'y consentons pas. Il n'est pas l'indifférence à la souffrance ou au plaisir des hommes avec qui nous sommes. Il est la condition par laquelle chacun pourra ajuster son attitude, avec ses exigences et ses valeurs, à ce qu'impose le monde de la nature et à ce que demande le monde des hommes.


  1. Cf. DESCARTES (1953), p. 146.
  2. Cf. DESCARTES (1953), p. 132.
  3. Cf. COMTE ( 1974), p. 29.

 

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