"Je n'ai pas voulu cela" se serait récrié GUILLAUME II au sortir du sanglant conflit de la Grande Guerre". Et pourtant l'Empereur prussien comme les généraux des deux camps ont bien choisi d'entrer en guerre, d'engager des opérations longues et coûteuses en vies humaines. La responsabilité dans la bouche de GUILLAUME II réside dans la rectitude de l'intention :l'intention sauve tout si elle est bonne. En revanche, les familles des victimes comme les gouvernements d'après - guerre de pays exsangues, imputeront la responsabilité aux conséquences des décisions prises. Je serai alors responsable non seulement de ce que je veux mais encore de ce que j'ai fait, - quand bien même ce que j'ai fait, je ne l'aurai pas voulu ainsi. Mais alors, comme les conséquences de mes actes vont peut - être à l'infini et comme elles s'entrecroisent avec les actions des autres hommes, je serai absolument et irrémédiablement responsable. Et comment vivre dans l'accablement de si lourdes responsabilités ?
Je ne suis responsable que de ce que je veux, - et pas au - delà. Comment m'attribuer la responsabilité de ce qui ne dépend pas de ma volonté ?
Je ne peux être responsable que de mes actions. Alors que réagir, c'est être soumis aux cours extérieur des choses qui se succèdent, agir c'est être l'origine de ce qui va entrer dans le cours extérieur des choses. C'est donc seulement de ce dont je suis l'origine, moi et moi seul que que je peux être responsable. Je suis responsable que si à la question : "Qui a fait cela ?", je peux répondre : "C'est moi". La responsabilité ne porte que sur ce que j'ai librement, sans contraintes, délibérément et de manière éclairée, voulu.
La responsabilité de mes actions dépend de mon intention. Mon action n'a que le sens que lui donne mon intention puisqu'elle en est la cause. L'intention est le projet de l'action ; elle le précède pour le déterminer : je fais ce que je veux parce que ce que je veux a précédé et causé ce que j'ai fais. Je ne suis responsable que si je peux éclairer le sens de mon action.
La responsabilité de mes actions dépend du sens que je peux seul lui donner. Je suis responsable de ce que j'ai voulu comme je l'ai seul voulu et tel que moi seul l'ai voulu. Ma responsabilité ne saurait être invoquée pour ce qui est fait en commun de sorte que je ne saurai pas répondre de ce dont je suis la cause et de ce dont les autres sont la cause.
Pourtant, à procéder de la sorte, je m'exempterai vite de toute responsabilité : qui peut sonder ses intentions ? et comment savoir quelle est ma part dans l'action collective ?
En réalité, il faudrait plutôt se placer du côté de l'objectivité des faits et soutenir que je suis responsable de toutes les conséquences que mes actions ont entraînées.
La responsabilité s'étend à la matérialité des faits eux - mêmes. Il serait commode de se réfugier derrière l'intention pour ne pas reconnaître les conséquences qu'elle a produites. Qui a voulu la guerre est responsable aussi des morts, des dévastations, de la ruine économique qui s'en sont suivi. "Je ne voulais pas le tuer", dira le criminel pour refuser toute responsabilité. Mais vouloir c'est vouloir changer le cours extérieur des choses.
L'intention seule ne saurait faire le sens de l'action. Les Jésuites décriés par les Provinciales de PASCAL avaient inventé la direction de l'intention : quand un acte est mauvais, il suffit de modifier ou de rectifier l'intention pour aussitôt se décharger de la faute. L'action porte aussi en elle - même son sens. Dénoncer un homme, c'est l'exposer à la vindicte quelles que soient les intentions qui ont porté à dénoncer.
La responsabilité ne se dilue pas avec le nombre d'agents de l'action. Si la foule a des conduites propres qui ne sont pas la somme des conduites individuelles, en revanche adhérer à la foule reste une libre adhésion personnelle. Les organisations peuvent être juridiquement des personnes morales, en revanche, chacun de ses membres a bien exercé sa liberté.
Mais cette conception me condamne à la responsabilité totale et absolu de tout ce qui se produit. Or comment le citoyen sera - t - il responsable d'une guerre qu'il redoute, le consommateur des pays riches de la pénurie alimentaire d'autres pays ?
Entre une éthique de la conviction et une éthique de la responsabilité (WEBER), quelle est la place exacte de ma responsabilité ?
Je suis responsable de ce que j'ai fait dans la mesure où j'en suis la cause. Mais il n'est pas si facile de déterminer ce que c'est qu'être cause de son action. Bien des pensées traversent l'esprit, bien des tendances nous pousseraient à agir, selon la psychanalyse, qu'il serait difficile d'identifier les facteurs qui m'on fait agir. Lors du déroulement d'un procès, les magistrats considèrent les différents facteurs qui ont provoqué le délit. Cependant la responsabilité ne saurait se limiter à ce que j'ai fait tel que j'ai voulu le faire.
En effet, l'action suppose la connaissance des circonstances de l'action, - sinon de toutes du moins de celles qui en altéreraient le sens. OEDIPE aurait - il tué s'il avait su qu'il allait au devant de son père ? ARISTOTE distingue ainsi l'acte volontaire de l'acte involontaire et de l'acte non volontaire. L'acte non volontaire se fait en l'absence de la volonté ; l'acte involontaire se fait autrement et contrairement à ce qu'aurait fait ma volonté si elle avait été éclairée. L'homme ivre qui bat sa femme le regrette sa lucidité venue. Sa responsabilité n'est pas celle de l'homme à jeun qui frappe en sachant bien ce qu'il fait.
La responsabilité collective n'est pas une notion équitable. Les allemands ne sont pas responsables des crimes nazis. Pourtant la responsabilité n'est pas effacée par l'adhésion au groupe. Partager les convictions d'un groupe c'est a priori accepter que le sens subjectif de mes actions soit le sens objectif qu'elles ont prises. Les analyses des procès de MOSCOU par MERLEAU - PONTY analyse le drame de ces exclus du régime communiste qui acceptèrent l'interprétation objective de leurs actes par leurs juges quoique leurs intentions fussent tout autres.
"Mon corps va jusqu'aux étoiles" disait BERGSON. De même ma responsabilité va jusqu'à toute l'humanité. Mais aussi y va - t elle selon la place que j'occupe dans ce monde. Je suis responsable de mes actes à proportion du sens que j'y mets, du sens que je leur reconnais. Cette condition est nécessaire et périlleuse : nécessaire parce que sans elle, toute responsabilité pourrait peser sur moi, - et quelle responsabilité avoir sur les famines, les épidémies ? Périlleuse parce qu'elle protégerait arbitrairement de toute accusation, - comme le virent les casuistes jésuites. Je suis responsable de ce dont je ne pourrais pas m'exempter si je voulais quitter mes intérêts et mes préjugés pour me placer du point de vue des autres et examiner les conséquence de ce que j'ai voulu.