L'opéra avait des divas, le cinéma a des stars. Capricieuse, exigeante et jalouse des talents naissants, la diva réservait le meilleur de son art difficile à un public choisi, à une élite de connaisseurs le plus souvent issu des classes sociales les plus fortunées. La divine ressortissait à peine de ce monde aussi éloignée par l'artifice de la scène et de la voix des préoccupations quotidiennes que les personnages qu'elle incarne. Au contraire, l'essor du cinéma, le moindre coût de la diffusion des films, la facilité d'accès du public le plus large suscitera un engouement populaire pour des images humaines, soigneusement travaillées dans les studios, relayées par une publicité, qui partagent le sort des hommes de tous les jours ou qui incarnent leur rêve - pour des stars. Choisir d'appeler stars certains des acteurs les plus renommés n'a rien d'anodin. Les étoiles brillent au firmament, comme les noms des stars dominent sur les affiches soulignées par l'éclairage artificiel. L'étoile oriente le regard du voyageur, la star attirera l'attention du spectateur d'abord, la ferveur des fans ensuite. L'étoile est éloignée de la terre, de même la star est séparée du public de toute la distance à la toile. L'étoile diffuse sa lumière malgré l'éloignement ; l'aura de la star oriente les rêves et les désirs des hommes qui reproduiront les conduites et les réparties de leurs stars. La star est faite de distance et de proximité, d'une distance entretenue pour perpétuer le désir sans cesse renaissant et d'une proximité si forte que chacun peut collectionner ses photos, adopter son parfum, choisir ses vêtements.
Quelle distance exacte la star, en tant qu'elle occupe ce rang de star, entretient - elle avec son public ?
La première des distances est celle du jeu. Tout acteur est connu et reconnu par le public pour son jeu. Cela suppose plusieurs conditions qui tiennent à l'acteur, aux techniques du cinéma, à l'économie du septième art.
La star a d'abord un physique : les jambes de Cyd CHARISSE, la bouche sensuelle de MONROE, l'air avantageux de BURTON. Davantage, la star est un physique : BOGART fascine sans être beau. La star peut échapper aux canons de la beauté ; elle ne s'y résume cependant jamais. Son jeu l'impose au détriment de sa prestance de jeune acteur ou de jolie actrice. Pas de star sans jeu et sans jeu exceptionnel. Richard BURTON fréquenta l'Old Vic avant de crever l'écran dans des rôles de cinéma grand public (ALEXANDRE LE GRAND1 ; MARC ANTOINE2 ). Nul acteur ne saurait s'improviser comme star sans une aptitude particulière à jouer. Pourtant, le talent ne suffit pas à définir la star : le public reste fidèle aux films dans lesquels les talents se sont émoussés, ou aux films de moindre importance. Mais tout cela n'est possible que par la magie d'une image.
La star reste avant tout l'apanage du cinéma. Le théâtre connaît ses bêtes de scène et l'opéra ses divas. Mais le public des arts de la scène demeure confiné : un petit cercle d'amateurs pour l'opéra avant le développement des supports phonographiques ; le public du soir de la représentation pour le théâtre. La cantatrice peut connaître l'extinction de voix, l'acteur peut souffrir un soir de défaillances de la mémoire. Le cinéma jouit de cet avantage de pouvoir faire rejouer à l'infini et à l'identique la même mise en scène avec les mêmes acteurs au meilleur de chaque prise de vues. Le jeu de l'acteur de cinéma est toujours au sommet : les moyens de l'enregistrement, les angles de prises de vue, les techniques du montage permettent de montrer l'image souhaitée de l'acteur. Ainsi WELLES sut - il souligner toute la beauté de Rita HAYWORTH3 . La star n'est possible que par la magie technicienne du cinéma. Magie, mais aussi industrie habile.
Selon le mot prêté à MALRAUX, le cinéma est aussi une industrie dont Vicente MINNELLI montre, à propos des productions hollywoodiennes, les dessous (Les ensorcelés, 1952). Le star - system permit de dresser une liste d'acteurs favoris du public et de monter avec eux des films dont le succès aurait été assuré grâce à leur seule présence. Pourtant, le calcul ne se révéla pas toujours exact : des films ne rencontrèrent pas toujours leur public ou ne connurent pas le nombre d'entrées qui auraient amorties les coûts de production. Ainsi la production de Cléopâtre (MANKIEWICZ, 1963) ne put retrouver les 37 millions de dollars investis malgré la présence d'E. TAYLOR et R. BURTON. Le succès dépend d'autres facteurs que de la distribution. Toute la différence entre la star et la starlette consiste en ce que la première construit sa carrière, dans l'attente, le travail et en dépit des échecs. BOGART connut ses premiers rôles au cinéma à l'âge de 37 ans, et obtint, un peu par hasard, son premier grand rôle à l'âge de 41 ans (La grande évasion, 1941)
La star n'est pas seulement à distance. Elle ne saurait émouvoir si son jeu n'était que virtuosité, s'il suffisait d'un adroit plan de carrière pour la fabriquer. La star nourrit une relation privilégiée avec le public.
Par un double mouvement de projection et d'intériorisation, la star fait l'objet multiples imitations. En elle, le public se confond et s'identifie avec ce qu'elle vit.
Le grand acteur a toute l'admiration du public, - mais il n'a pas plus. Son jeu peut être analysé, étudié, apprécié, loué. Tout cela se rapport à son jeu. La star fascine : les mouvements qu'elle suscite se rapporte à sa personne au - delà des personnages qu'elle incarne à l'écran. Un club d'admirateurs se constitue ; elle reçoit des lettres, des dons ; de son vivant, ses vêtements sont acquis comme autant de reliques ; à sa mort, sa tombe devient un lieu de commémoration. La personne même de la star est adulée. En cela, l'attitude à l'égard de la star s'apparente à celle à l'égard du saint : un culte s'organise qui divinise de son vivant la personne. Si les vêtements sont acquis, c'est qu'ils sont chargés de la puissance de la star. Les dons, les lettres apparaissent comme autant d'actes de dévotion. Pourtant, le mouvement va aussi à rebours.
Cette attitude est en effet est une réponse à un mouvement premier que le jeu de la star suscite. Le spectateur reprend dans sa vie les conduites, les paroles, les attitudes fétiches de la star. La star stimule un désir d'imitation. En cela, elle est une idole qui suggérerait, plutôt qu'elle ne les prescrirait, à chacun ses règles de conduite. Les entreprises s'emparent de l'image de la star pour commercialiser les produits qui lui sont attachés (vêtements, parfums ). Cependant la publicité ne saurait accaparer la star sans la supprimer : faire de la star l'homme - sandwich d'une marque revient à la faire entrer dans le monde familier des besoins, réels ou supposés, alors que la force de la star provient de ce qu'elle excède toujours le monde quotidien. L'imitation n'est pas l'assimilation ni l'intégration complète dans les cadres de la vie ordinaire. Cette imitation provient elle - même d'un mouvement plus profond.
Le spectateur de cinéma vit avec la star. Le spectateur se désole de la lâcheté réaliste de BOGART (Key Largo. HUSTON, 1948), souffre de sa folie irresponsable (Ouragan sur le Caine. DMYTRIK, 1954), partage sa tristesse et approuve le renoncement à la femme qu'il aime (Casablanca. CURTIZ, 1943), jubile avec lui dans Plus fort que le diable ( HUSTON, 1954). La star est incarnée par le spectateur qui se projette en lui. La vraie star, le centre du monde cinématographique, c'est le spectateur, isolé, dans la salle obscure, de tous les autres spectateurs. En voyant BOGART, chacun espère le baiser de Lauren BACALL (Le grand sommeil. HAWKS, 1946) ou craint le châtiment (Le trésor de la Sierra Madre. HUSTON, 1948).
Ainsi, la distance avec la star n'est abolie qu'au prix d'un quiproquo sur l'identité : la personne de la star est partagée par le spectateur ; la star requiert le regard et éveille le désir du spectateur.
En réalité, la star entretient un jeu subtil avec l'identité. La star entretient l'ambiguïté sur l'identité du spectateur qui se prend pour un autre, sur son identité qui excède celle de ses personnages, sur son identité en tant que les personnages qu'elle joue sont les siens.
Tout acteur, aussi grand soit - il, n'est pas pour cela une star. Tout interprète de Robin des bois ne s'est pas pour autant élevé au rang de star. Seul le souvenir de FAIRBANKS (Robin des bois. DWAN, 1922) a laissé des traces dans la mémoire des spectateurs. La star est en mesure de marquer l'imaginaire des spectateurs. Par delà l'esprit d'une époque ( MONROE et la "génération KENNEDY"), la star incarne des types : jeunesse éternelle de DEAN, séduction de MONROE, trouble fait de distance de la part de BACALL. La star est donc un type, mais un type d'homme et de femmes de rêves. Rien ne se prête mieux à cette fiction que les salles obscures où le spectateur plongé dans le noir remonte dans le cours de ses désirs profonds. La star incarne moins des rôles que des attentes, - attentes inaperçues de la conscience du spectateur. Elle réalise le rêve de grâce, de jeunesse, de séduction ou de pouvoir que nourrit l'inconscient désir de chaque homme. La star n'entre pas exactement dans l'imaginaire : elle y retourne. La star oriente et matérialise les désirs.
L'ambiguïté sur l'identité concerne le jeu obscur de relation entre la personne et les personnages qu'elle joue à l'écran. Quel que soit le rôle qu'elle tient, la star est reconnue et identifiée dès l'abord par sa manière de jouer, par son être - même. Si son identité est entretenue par la publicité faite autour de son nom, la rareté de ses apparitions dans les spots publicitaires ou dans les interviews télévisées maintient cette nécessaire part d'ombre, - telle Isabelle ADJANI. Et sans doute faut - il voir dans l'essor de la télévision l'une des causses de la fin des stars. L'identité est définitivement conservée par la pellicule qui reproduit à l'identique les images de la jeunesse splendide de DEAN, la fougue de BURTON, l'inquiétude de Gregory PECK (La maison du docteur Edwardes. HITCHCOCK, 1945), le charme troublant de BRANDO (Un tramway nommé désir. KAZAN, 1947). La star se montre comme star avant même d'être identifié à l'écran : BOGART est vu avant le détective MARLOWE qu'il incarne dans Le grand sommeil. La star est d'abord le sujet du film : à la fois le centre autour duquel gravitent les "seconds couteaux", les "seconds rôles", et la personne qui seule dit réellement : "je" quel que soit le thème ou la nature du rôle. En ce sens, la star dépasse ses rôles pour ne plus jouer jamais que le sien propre.
Le jeu de la star est le grand jeu. La star ne semble que difficilement se séparer de son personnage. Dans les Misfists (HUSTON, 1961), dont Arthur MILLER, son troisième mari, écrivit le scénario, MONROE interprète un rôle qui n'est autre que l'histoire de sa relation conjugale. La star joue à chaque film le film de sa vie. Les possibilités de son jeu ne lui laissent pas d'autre alternative que d'être soi à l'écran au risque d'être enfermé dans les mêmes rôles (Joan CRAWFORD et la "garce froide"), ou au risque d'y perdre la vie ou la conscience. Au soir de sa vie, WEISMULLER aurait confondu son personnage de TARZAN et sa propre personne.
La question de l'identité de la star n'est autre que la question de l'identité elle - même. Identité perdue et pour le spectateur qui s'identifie à la star et pour la star elle - même qui se perd dans ses personnages ; identité retrouvée et par le spectateur qui ne voit que lui - même sur l'écran réalisateur de ses désirs insoupçonnés, et par la star qui joue le rôle de sa vie. La pellicule développe l'identité ; le film déroule le fil de la destinée de la star. Le mot fin coupe à la manière de la Parque le sort du personnage comme du spectateur en quête d'identité. La star est donc le sujet du désir : le désir du spectateur qui se montre à l'écran ; le moi de la star qui se manifeste comme seul sujet du film.