Qu'est - ce qu'un héros ?

 

Selon l'étymologie fantaisiste du Cratyle, le héros serait le fruit de l'amour1 . Et en effet, le Héros HERACLES est le fils d'ALCMENE et de ZEUS qui trompa sa confiance en prenant la forme humaine de son époux, AMPHITRYON. La naissance d'HERACLES le fait appartenir au monde des dieux et au monde des hommes. Des dieux il reçoit une force extraordinaire, et, dès sa conception, la mission de protéger les hommes et les dieux2 ; il brille par ses exploits qui le placent au - dessus du commun et du croyable même. Des hommes, il partage le sort et les malheurs de leur condition ; il vit et il meurt. Le centaure NESSUS confiera à DEJANIRE, l'épouse du héros, une tunique empoisonnée qui le fera périr dans d'effroyables souffrances. Après sa mort, un culte lui sera rendu et des temples furent érigés à ROME, en GAULE et jusqu'à TAPROBANE (SRI - LANKA)3 . Ainsi l'ambiguïté du héros demeure : sa naissance, sa vie, sa mort attestent de cette double appartenance aux mondes divin et humain. Il excelle parmi les hommes sans recevoir tous les attributs de la divinité ; il hérite des dieux de pouvoirs mystérieux qui ne l'empêchent de rencontrer ni l'amour ni la mort.

Dans sa personne, le héros accomplit - il l'humanité tout entière ou bien ouvre - t - il la voie à une nouvelle ère pour l'humanité ? Est - il encore un homme ou dépasse - t - il l'humanité ?


Par son ascendance le héros ressortit à un autre rang que l'humanité. Dans sa personne, l'humanité est dépassée ; il excède par ses exploits la condition humaine.

La généalogie du héros le place d'emblée au - delà de l'humanité. Le héros ne choisit pas sa condition. Par sa naissance, il est voué à des exploits qui le grandissent davantage encore. Le héros ne rencontre pas le destin ; il est le fait du destin : "(...) c'est le destin qui m'imposait de durs travaux", dit HERACLES4 . Le héros ne peut donc se faire connaître que par ses exploits qui authentifient sa nature divine. Pas de héros sans exploits qui élèvent sa personne au - dessus de la condition commune des autres hommes. Le destin du héros est d'abord de se vaincre : il est une force aveugle qui va, sans égard à ce qui est juste ou bon. Le héros doit apprendre à se dominer ; il est le destin qui se surmonte dans la force de caractère. ALAIN rapporte qu'ALEXANDRE à la tête de ses armées renversa sur le sable le casque rempli d'eau qu'un soldat avait rapporté pour lui seul. Vaincre ses désirs, vaincre son corps, - tel est le destin magnanime du héros.

Son ascendance fait du héros un être surhumain, un être désincarné, désindividualisé. Le héros n'a rien de commun ni rien de normal : sa force, sa bravoure, ses exploits le soustraient au sort commun des hommes. L'action du héros est de l'ordre du sublime ; elle suscite la crainte ou l'admiration, - jamais de la pitié. Elle montre tout ce que peut l'homme affranchi des limites morales et des contraintes matérielles. Ses exploits sont à peine croyables ; il leur faut être célébrés par les poètes pour être crédibles. PINDARE célèbre les performances exceptionnelles des sportifs des Jeux antiques, comme les griots africains chantent les exploits des rois. Mais aussi ses exploits peuvent affliger et terroriser comme HERACLES tuant ses enfants, comme les héros du combat passant au fil de l'épée des populations innocentes. Le héros peut alors représenter ce qu'il y a d'inhumain en l'homme.

Désindividualisé, désincarné, le héros réalise des valeurs morales qui ne sont pourtant ni la bonté ni la charité. Le héros ne peut se manifester que par le triomphe sur des obstacles ; HERACLES doit expier par douze travaux son infanticide. Pour accomplir ses exploits, le héros peut être cruel, fourbe ou méchant, - ce que ne sauraient être le sage ou le saint. Il est une figure emblématique des capacités de l'homme sans égard à leur moralité. Si le christianisme incarne la divinité dans la personne sainte du Christ, les mythologies incarnent dans les héros les valeurs d'expansion. Et, bien souvent, ces valeurs sont les valeurs meurtrières de domination.

Pourtant, les héros conservent l'apparence humaine et le poème hésiodique montre ZEUS prenant la forme d'AMPHITRYON pour féconder ALCMENE : elle est séduite par la ruse et elle donne le jour à un nouveau - né qui a forme humaine. Le héros resterait un homme mais un homme accompli.


Le héros reste bien encore un homme, mais il réalise dans sa personne tous les qualités de l'humanité et il les porte à leur maximum. Davantage, il serait un type de l'homme accompli par son excellence.

Les héros sont le type dans lequel se reconnaissent les hommes. Ils sont fondateurs de villes et de cultures : ALEXANDRE le Grand fonde la ville éponyme d'ALEXANDRIE ; chaque province de la GRECE connaissait ses héros et se reconnaissait à travers eux (ULYSSE et IONIE ; OEDIPE en BEOTIE). Les héros incarnent les valeurs civilisatrices contre les désordres monstrueux : le nettoyage des écuries d'AUGIAS ou la chasse contre les oiseaux du lac STYMPHALE, - ces deux travaux herculéens symbolisent l'empreinte de l'ordre humain sur le monde mythologique terrifiant. Leurs prouesses pacifient et humanisent les contrées sauvages. La célébration du culte des héros est l'hommage que l'homme se rendrait à lui - même par l'intermédiaire de ses figures emblématiques. Nulle surprise donc si les héros ne conservent rien de personnel ni rien d'individuel : leurs actions sont celles de la communauté qui se reconnaît à travers eux et qui se célèbrent à travers elles.

Dans la personne du héros s'épanouiraient toutes les qualités vitales de l'homme. Les anciennes vertus guerrières si nécessaires autrefois à la survie des hommes sont celles - là mêmes que célèbrent les poètes épiques. De nos jours encore, le héros représente l'excellence des vertus corporelles : la beauté, la force, la jeunesse sont désormais incarnées par le sportif porté au pinacle par la presse. Le héros exprime la vie dans son essence la plus brutale. Parmi ces qualités, la principale est la force de la volonté : le héros a du caractère, - voire il est un caractère. ACHILLE est le caractère de l'emportement et de la colère mais aussi de la loyauté à son ami PATROCLE. Cependant cette vie même ne fait pas le tout de l'homme.

Le héros reste homme jusque dans les imperfections de la condition mortelle. Le héros n'est pas un saint ; il n'est pas parfait. HERACLES lui - même est représenté comme ivre dans la pièce d'EURIPIDE (Alkestis) ; il déplore dans les larmes la mort de ses enfants dans une autre tragédie de l'athénien (Héraclès furieux). Tout héros a ses faiblesses : HERACLES se déguise en femme auprès d'OMPHALE ; ACHILLE est mortel par son talon, il ne jouit pas de l'immortalité des dieux. Ses actions ne sont pas polarisées selon le bien et le mal. Rien n'arrête ACHILLE, - pas même les larmes de PRIAM qui réclame le corps de son fils défunt.

Cependant, les valeurs vitales d'expansion du héros ne sont peut - être pas les valeurs de l'humanité comme telle. Le héros conserve ici quelque chose d'inhumain qui le fait craindre et qui le représente comme repoussant. A travers sa personne, autre chose doit se faire entendre. Une autre voix s'élève, dans le héros célébré, qui appelle l'homme.


La double ascendance du héros parle clairement : son origine divine le désigne comme le promoteur d'un autre destin pour l'humanité ; sa figure humaine signifie que l'homme lui - même peut s'élever sans l'aide transcendante d'un dieu.

Le héros lance un appel à la réalisation de l'homme par lui - même. BERGSON voit dans la personne du héros l'expression de l'élan vital qui porte l'humanité à s'élever par delà l'ordre naturel des espèces animales, des sociétés closes dont toute la morale est de répétition machinale des mêmes conduites. Le héros éveille en chaque homme la capacité à se dépasser, à réaliser davantage son humanité. La société ouverte représente la société où l'humanité n'est plus divisée en cultures, où l'obligation morale ne repose plus sur la contrainte mais sur la libre réponse de chacun à l'appel de la loi d'amour. Pourtant, une ascendance divine est prêtée au héros, dont il reste à rendre compte.

Cette ascendance poétiquement prêtée symbolise le pouvoir mystérieux par lequel un homme réalise malgré lui, dans les circonstances qu'il n'a pas davantage choisies, les aspirations de tout un peuple. Le général DE GAULLE, par exemple, réalise le mouvement pour la liberté par la résistance contre l'oppression. Il accomplit ce que tout un peuple attend alors même que tout ce peuple ne se montre pas d'abord capable de réaliser lui - même cette liberté. Cette conception du "grand homme" que HEGEL promeut dans sa philosophie de l'histoire est figurée par les personnages héroïques5 . Ces grands hommes n'ont pas davantage d'individualité que les héros antiques. A travers eux, la Raison agit pour réaliser les buts suprêmes auxquels l'humanité est destinée : la liberté. Ils ne comptent qu'aussi longtemps qu'ils servent les intérêts de cette Raison universelle et tombent aussitôt après l'avoir servie. Ainsi, seules importent les valeurs qu'ils réalisent.

Le héros incarne donc l'homme porteur de nouvelles valeurs : l'homme nouveau se sauve de l'homme ancien écrasé par les valeurs affaiblissantes d'un monde révolu . La formule nietzschéenne du surhomme manifeste cette soif d'affirmation complète de soi par ce que le philosophe allemand nomme : la volonté de puissance. Le héros serait l'emblème de l'affirmation la plus complète de l'humanité de l'homme. La question de l'identité du Héros pose inévitablement celle de l'identité et de la place de l'homme dans l'Histoire et dans la culture. La défense et la promotion des héros ne se séparent pas d'une conception anthropologique.


Le héros symbolise et annonce une conception de l'homme. Chaque société rêve des héros dont elle a besoin. Le danger des nouvelles puissances fabulatrices et fabricatrices des héros modernes tient précisément dans le rôle des héros comme héraut d'une humanité nouvelle. Si les héros se banalisent dans la presse (héros d'un jour, héros d'un match de foot), c'est aussi que l'homme lui - même se banalise, qu'il cesse d'être cette volonté sublime qu'incarnait le héros antique, pour être un produit interchangeable d'une société marchande.


  1. Cf. : "(...) c'est de l'amour érôs, que les Héros tirent leur origine...", PLATON. Crat. 398 c in PLATON (1950, I), p. 632.
  2. Cf. HESIODE. Bouc. in HESIODE (1979), p. 134.
  3. Cf. COMMELIN (1960), p. 264. Non encore repertorié dans la bibliographie générale.
  4. Cf. HESIODE. Bouc. in HESIODE (1979), p. 136.
  5. Cf. : "Ce sont maintenant les grands hommes historiques qui saisissent cet universel supérieur et font de lui leur but ; ce sont eux qui réalisent ce but qui correspond au concept supérieur de l'Esprit. C'est pourquoi on doit les nommer des héros", HEGEL (1965), p. 120 - 121.

 

 

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