"Nous avons été enfants avant que d'être hommes ...". Quelles conséquences ?

 

C'est la loi inévitable du temps : comment ne pas avoir été enfant si nous sommes maintenant hommes ? La formule du Discours de la Méthode apprend, cependant, que nous avons un commencement dans l'existence et que ce commencement est nécessairement l'enfance. Pourquoi toute vie humaine commence - t- elle par l'enfance ? cela était - il nécessaire ? La formule de DESCARTES apprend encore que nous ne naissons pas hommes : nous devenons hommes. L'humanité s'acquiert. Etre homme c'est devenir homme ; ce n'est jamais naître homme. Le mot de DESCARTES confirme, enfin, que l'enfance est un état ayant des traits propres et qui se distingue de l'âge d'homme. Distinction d'autant plus forte que la transition de l'adolescence est ici omise. Mais, précisément, l'enfance est - ce un état ou est - ce une étape ? Parce que nous commençons par l'enfance, puisque l'humanité doit s'acquérir, et parce qu'enfin l'enfance est un état distinct de l'âge d'homme, comment l'humanité s'acquiert - elle ?

L'adulte n'est - il qu'un enfant qui a grandi, - comme l'enfant ne serait qu'un adulte en germe -, ou au contraire l'adulte naît - il quand l'enfant qu'il a été meurt ?


En réalité, il est vain de séparer ainsi les trois âges de l'existence comme s'ils étaient distincts et sans relation les uns avec les autres. Ces trois âges sont en continuité.

C'est le même homme qui naît, qui croît et qui meurt. Nul ne change de personne en grandissant. Ainsi l'enfant a longtemps été considéré comme un adulte en puissance. De la sorte, l'âge d'enfance n'était pas reconnu par les pédagogues : il n'avait aucune caractéristique propre. L'enfance n'existait pas. Inversement, l'adulte ne serait qu'un enfant qui a grandi : toutes ses capacités étaient déjà en germe chez l'enfant. Le vieillissement n'est que l'actualisation de qualités potentiellement présentes chez l'enfant.

L'enfance serait donc une première étape dans la constitution de la personnalité du futur homme. L'enfance est, chronologiquement, un commencement dans la constitution de la personnalité de l'homme adulte. Le passage d'un âge de la vie à l'autre serait marqué par une différence de degrés. Les transformations qui permettent l'apparition de l'adulte ne sont en réalité que des transitions. La croissance ne serait qu'un développement : le même homme a été enfant, d'adolescent et adulte.

L'enfance est une origine dans la constitution de l'homme adulte. L'enfance explique l'apparition de cet adulte. L'enfance joue un rôle dans la constitution de l'adulte. "Avoir été enfant", c'est avoir un passé ; ce passé a formé la personnalité intellectuelle et affective de l'adulte. Or ce passé continue à peser sur le présent de l'adulte. Si le passé confère une identité, il peut, en revanche, peser comme un destin sur la vie de l'adulte. Les thèses de la psychanalyse montrent l'importance du passé sur le présent de l'adulte névrosé.

Cependant, si nous avons été enfants, c'est que nous ne naissons pas hommes. A ce titre du moins, la différence subsiste entre l'homme et l'enfant que l'homme a été, - et qu'il n'est plus.


"Avoir été enfant avant que d'être homme", c'est ne pas naître homme ; c'est devoir devenir homme. L'humanité s'acquiert.

Devenir homme requiert une éducation. L'homme n'est homme que par l'éducation. Rien dans l'homme n'est donné par la nature ; rien dans l'homme ne se développe spontanément et sans efforts. Le langage et donc la pensée, la politesse et les pratiques sociales, les notions morales ne sont pas présentes dans les caractères héréditaires de l'espèce humaine. Tout se cultive chez l'homme ; tout doit être développé. Mais l'éducation peut être soit un libre épanouissement des facultés présentes dès l'enfance soit une rupture avec les formes de pensée propres à l'enfance.

L'enfance est une première étape dans la constitution de la personnalité de l'adulte et cette étape doit être dépassée. Les psychologues, dont PIAGET, ont montré que la constitution de la personnalité intellectuelle de l'adulte passait par des stades qui marquent, chacun, une rupture avec les stades antérieurs. L'éducation ne saurait donc être un laisser aller et un laisser faire des tendances spontanées de l'enfant : il s'agit de corriger des tendances soit dans le sens des structures intellectuelles futures soit dans le sens des exigences sociales. L'humanité est donc bien une acquisition.

L'homme est un être qui se donne une nature. L'homme n'a pas de nature définie ni définitive. Il peut agir sur la nature qui lui est donnée ou transmise, - cela par l'éducation que d'autres hommes lui prodiguent. L'enfance, c'est la nature donnée. Pour cette raison, l'enfance a longtemps été considérée comme un état d'animalité : l'enfant est un animal qui en l'absence de toute éducation demeurerait animal. Etre homme est le fruit d'une acquisition culturelle. Nul ne peut alors être homme que si plusieurs hommes sont déjà là, nul ne peut être sinon au sein d'une société.

La rupture entre l'enfance et l'âge d'homme n'est pas une rupture de fait, qui va de soi et qui se ferait d'elle - même. La rupture doit être faite : elle doit procéder d'une décision.


Etre homme, ce n'est pas seulement avoir été enfant ; c'est ne plus être enfant. Entre l'enfance et l'âge d'homme, il y a une rupture. Cette rupture est l'effet d'une décision ou du moins d'un effort.

Pour être homme, la rupture avec l'enfance est nécessaire. Pour être homme, le refus du poids du passé est une condition inéluctable. L'enfance est le passé pour l'homme ; il s'agit de le dépasser. Le passé menace la liberté d'agir comme la liberté de penser. Ainsi, DESCARTES croyait aimer librement les jeunes femmes myopes alors que son chois lui était dicté par les circonstances de sa petite enfance. Les préjugés sont pour la plupart issus de l'éducation reçue depuis notre enfance, des influences des uns et des autres. Celui qui resterait enfant, tout en ayant grandi et vieilli, ne serait pas encore un homme, faute de savoir agir et penser par lui - même, - faute d'être autonome. Mais le passé est - il qu'une contrainte pour l'homme ?

Le passé et ainsi pour l'homme, l'enfance, serait moins une contrainte qu'une condition. L'enfance donne à chacun son identité : être soi, c'est être de telle origine, de tel pays, de telle ville, de telle famille. Nul ne peut penser ni exister sans être issu d'un milieu, et sans avoir été marqué par lui. L'attachement des hommes à leur enfance, qu'ils la chérissent ou qu'ils la fuient (autre manière de témoigner d'un attachement qui, ici, n'est ni voulu ni souhaité), montrent que pour être homme il faut accepter d'avoir été enfant. Mais de la condition au conditionnement;, il n'y a pas loin. Etre attaché à son enfance, c'est aussi être tenu et retenu par elle. Chacun pense et agit longtemps comme ses parents ou son milieu social et familial pensent et agissent.

Etre homme c'est devenir homme à partir de son passé, sans que le passé ait strictement et exclusivement déterminé la formation de la personnalité du futur adulte. D'autres facteurs auront déterminé la personnalité de l'adulte futur ; parmi les influences qu'il aura reçues, il sera en mesure de déterminer laquelle il acceptera de suivre. L'homme est homme à partir de son enfance, et quand il est est en mesure de choisir ce qui, de son enfance, lui permettra d'être l'homme qu'il veut être.


Nous avons été enfant avant que d'être homme. Cela veut dire qu'être homme, c'est ne plus être un enfant ; cela veut dire encore que l'enfance est moins une préparation à l'âge d'homme qu'elle n'est cet ensemble de désirs et des pesanteurs qui retardent et qui empêchent le moment d'être homme. Etre homme c'est devoir acquérir son humanité contre l'enfance mais, par conséquent, à partir de l'enfance.

 

 

 

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